De l’anti-américanisme

Les publications et commentaires sur l’expression d’un courant anti-américain en France ne cessent d’agiter le microcosme parisien. L’une des dernières en date est celle de Philippe Roger, directeur de recherche au CNRS, qui vient de publier au Seuil L’ennemi américain. L’auteur résume sa pensée sur le sujet par une formule percutante dans une interview accordée au quotidien Libération le 22 septembre dernier : « on n’aime pas celui qui vous a sauvé ».
Faisant référence à la seconde guerre mondiale, Philippe Roger rappelle que la première enquête d’opinion effectuée après 1945 désignait l’URSS comme le pays qui avait le plus aidé la France dans la guerre contre le nazisme en mettant en échec l’armée de Von Paulus devant Stalingrad. Notre anti-américanisme, rajoute-t-il, révèle avant tout nos propres peurs. Philippe Roger conforte par ce genre de propos la position de maîtres-penseurs comme Jean-François Revel qui estime que l’anti-américanisme latent des Français traduit leur incapacité de se regarder en face et de critiquer les failles de leur propre sytème de pensée.

De son côté, Emmanuel Todd affiche une position opposée dans son dernier ouvrage, Après l’empire, essai sur la décomposition du système américain, paru aux éditions Gallimard. Selon lui, c’est la force des choses qui va séparer l’Europe de l’Amérique car les élites dirigeantes européennes ont une pensée nationale trop fragmentée pour définir une alternative à l’empire américain. Un tel discours ne peut que cautionner la paresse masochiste des Français à l’égard des Américains, dont Philippe Roger fait un de ses arguments favoris. La France a été une grande puissance qui a rayonné sur une partie du monde avant la naissance des Etats-Unis d’Amérique. Le fait d’être devenue aujourd’hui une puissance de second rang n’est pas sans conséquences. Cette frustation, que la grille de lecture post-gauchiste d’un Philippe Roger ne capte pas, est bien réelle.
Ce qui est irréel dans les discussions de salon du microcosme parisien, c’est la facilité avec laquelle on évacue par principe la continuité historique des rapports de force entre les peuples. Certes la référence aux droits de l’homme et les vertus positives de la science ont longtemps servi de contrepoids aux dérives bellicistes des Etats-Nations et des idéologies totalitaires. Mais la fin de la guerre froide a fait ressurgir une constante de la nature humaine : la recherche de la puissance. Les Etats-Unis nous expliquent depuis 10 ans que cette problématique est le moteur de leur développement. Devant une telle leçon de choses, nos intellectuels restent sans voix.

La notion de puissance a une connotation souvent négative dans l’opinion publique, (ambition démesurée de Louis XIV, roi Soleil, aventurisme militaire de Napoléon Ier, horreurs et absurdités des combats de 14-18). En revanche dans l’insconscient collectif d’un certain nombre de peuples, la puissance d’un pays est une valeur refuge quasi ancestrale pour se tenir à l’abri des agresseurs potentiels et bénéficier sans crainte du fruit des subsistances disponibles. Or force est de constater que la France est en perte de puissance depuis des décennies. Cette évidence n’échappe pas à l’homme de la rue. Au-delà des beaux discours sur le village planétaire ou la grandeur de la France, il s’agit d’abord pour lui de comprendre pourquoi notre pays en est arrivé là. A cette question, les intellectuels français ne sont guère pressés de répondre. Il émerge de ce silence une sorte de page blanche de l’Histoire de France qui mine insidieusement le moral de bon nombre de citoyens. Le crash boursier mondial, la fragilité des bases du modèle capitaliste d’économie de marché, les vélléités de guerre préventive contre l’Irak sont autant d’éléments qui accentuent ce malaise.
Combien de temps allons-nous encore tourner autour du pot ? L’anti-américanisme comme son miroir, le pro-américanisme, est un prétexte à la non-pensée stratégique. La crise de la société politique française bute sur ce jeu à somme nulle. Comment sortir d’une telle impasse lorsque les intellectuels post-soixante huitards comme leurs homologues de droite s’interdisent de penser à la manière d’accroître la puissance de leur pays. Adopter une telle posture mentale revient à bâtir l’avenir sur l’inconnu. La promotion de l’humanisme, c’est d’abord le refus de jouer la destinée des peuples à la roulette russe. L’Histoire des empires, lorsqu’on daigne y porter un regard, repose sur une logique implacable qui n’a hélas rien d’humaniste. Depuis la guerre du Golfe, les Etats-Unis ont le grand mérite de nous marteler cette évidence de manière caricaturale.

La préservation des valeurs humanistes, qui ont transgressé les dominations impériales au cours des temps, se fera au prix du renouveau de la pensée patriotique en France comme ailleurs. L’idée de patrie est d’abord le fait de se penser ensemble un destin commun fondé sur des valeurs positives en fonction du bilan que nous pouvons tirer de l’Histoire humaine. La coexistence pacifique n’est pas un dû. Elle est possible si on substitue au narcissisme ambiant de la pensée intellectuelle française, un courage nécessaire à la définition d’une stratégie pour ne pas subir celle des prédateurs. Si l’anti-américanisme ne mène nulle part, il en va de même pour l’absence de réflexion patriotique sur l’avenir d’un pays comme la France. A ce propos, la construction européenne ne doit pas être un ersatz, mais un levier. Nous sommes encore loin de cet objectif.


Christian Harbulot