Marcel Gauchet sur la question de la puissance

Infoguerre.com a été mis en ligne le 16 septembre 1999. A l’origine, ce site avait pour objectif de proposer une approche globale du concept de guerre de l'information et des applications tant militaires que civiles. Mais les évènements qui ont jalonné ces trois années d’existence nous ont amené progressivement à concentrer notre attention sur les nouvelles expressions de la puissance par le biais de l’information.
Dans une interview donnée au magazine Marianne (numéro du 19 au 25 août dernier), le philosophe Marcel Gauchet répond à la question suivante :

Marianne : Nation et puissance sont inséparables. Quel est l’homme politique qui tient aujourd’hui le langage de la puissance ?

Marcel Gauchet : Aucun. C’est un langage réprouvé Nous en arrivons à l’idéologie du jour, celle des droits de l’homme. C’est elle qui interdit de penser la politique, la nation, la puissance, le gouvernement. Cest par rapport à elle qu’il faut mener un travail de fond, sans lequel il n’y auar pas de refondation à gauche.

Cette position d’un intellectuel dans le débat sur la crise de la pensée politique en France est particulièrement intéressante. A gauche comme à droite, la réflexion sur la puissance demeure un interdit.

Ce ne sont pas les récentes déclarations du Président Chirac à la conférence des ambassadeurs qui contrediront notre propos. Certes, il y a un élan gaullien dans le refus français de cautionner les velléités belliqueuses des Etats-Unis contre l’Irak. Lorsque le Président français réaffirme le respect du droit et du Conseil de sécurité des Nations Unies, il se démarque de la tentation d’un usage unilatéral de la force promu par certains faucons de l’administration Bush. Mais cette distanciation diplomatique ne nous donne pas pour autant une vision nouvelle sur les nouvelles données stratégiques de ce début de siècle.

Dans le même ordre d’idées, la volonté de Monsieur de Villepin de rendre la France plus influente dans le monde est louable mais ne repose pour l’instant que sur un possible redéploiement des postes de la diplomatie française à l’étranger ? Ce dépoussiérage ne changera pas les mentalités archaïques qui prévalent dans ce ministère ou la fonction du paraître l’emporte historiquement sur une fonction opérationnelle effective.
La droite n’est pas sortie de sa position de rente stratégique. L’Europe est un prétexte pour ne pas innover. Les éternels refrains sur la redéfinition du couple franco-allemand illustrent parfaitement cette non-pensée stratégique jouée sur l’air du «Tout va bien, Madame la marquise. Il en va de même à propos des allusions à la fracture entre le Nord et le Sud, des suppliques de la conférence de Johannesburg, et des paris industriels sur le développement durable. L’allocation du Président Chirac, prononcée lundi 2 septembre devant l’assemblée plénière de Johannesburg, est courageuse mais le commentaire des médias est sans appel. Il s’agit d’un coup d’épée dans l’eau. Les paroles sans actes n’ont plus de valeur. La portée symbolique du discours prononcé par le général de Gaulle à Phnom Pen a cessé d’exister. Elle n’est plus opératoire en 2002. Pour exister sur la scène internationale, il faut désormais s’exprimer par des actes.
Depuis le 11 septembre, les Etats-Unis nous rappellent presque pédagogiquement comment exploiter sur tous les fronts la légitimité d’un pays meurtri par la folie de Ben Laden. L’offensive informationnelle tous azimuts, justifiée par la traque des réseaux du terrorisme islamique, est rapidement devenue le point d’appui des initiatives américaines pour accentuer leur stratégie dominante de superpuissance. On prêche contre le mal mais on redéploie la couverture militaire du globe, on accentue l’encerclement de l’Europe et de l’Asie et on gagne au passage des parts de marché. Bravo, l’Oncle Sam. On n’est pas loin du sans fautes. Ce chapitre-là ne figure pas dans l’ouvrage de Jean-François Revel sur l’obsession anti-américaine. Et pour cause, les intellectuels de droite depuis la fin des guerres napoléoniennes, ont aligné leur pensée sur celle de Tocqueville. La démocratie se nourrit des vertus de la jeune République nord-américaine. Cette vérité est restée immuable. La science politique française s’est figée dans cette posture depuis deux siècles. La guerre froide ne fit que renforcer cette tendance en mettant fin aux dernières incertitudes post-maurassiennes.
A gauche, le débat est resté encore plus stérile car les seules puissances reconnues sont celle de la contestation sociale et après l’ère Mitterrand, celle de l’argent mieux réparti. Le Parti socialiste, contrairement à la SFIO (cf l’attitude de son leader Guy Mollet dans l’affaire de Suez), a été le catalyseur d’une certaine fuite en avant au nom du sacrosaint discours sur les droits de l’homme. La décolonisation n’a pas seulement marqué la fin des empires coloniaux européens, elle a aussi été le point de départ d’un refus de penser les problèmes de puissance dans les partis de gauche et d’extrême gauche.

La récente sortie du livre d’Olivier Rolin («Tigres en papier»), ancien dirigeant du groupe militaire de la Gauche Prolétarienne, permet de mieux saisir les racines sociologiques du rejet de la France gaullienne. Cette jeunesse-là, aussi narcissique soit-elle dans certains de ses comportements, ne trouvait pas sa voie dans un pays géré par des notables et non par des stratèges. La démarche solitaire du général de Gaulle et son échec dans sa volonté de trouver une troisième voie face aux Etats-Unis et au totalitarisme soviétique ont laissé le champ libre à la fuite en avant des constestaires de mai 1968. Piégée par sa propre histoire, la gauche s’est interdit toute réflexion réaliste sur le décryptage des enjeux de puissance. Des partis comme le PCF ou le PS qui ont bâti leur discours sur la remise en cause du système capitaliste ont abandonné à la droite ce versant de la décision politique. Le fait de penser la puissance est même devenu dans l’esprit du peuple de gauche une menace, dénoncée comme une sorte de renaissance déguisée du colonialisme ou de l’esprit belliciste des Etats-Nations à l’origine des deux guerres mondiales. Cette pensée confuse se retrouve aujourd’hui dans les débats menés sur la mondialisation au sein de l’association ATTAC.
Contrairement aux apparences, ce ne sont pas les évènements du 11 septembre qui ont mis à l’ordre du jour l’impérieuse nécessité de réfléchir sur le concept de puissance. Certes on dénonce ici et là les excès de la superpuissance américaine mais on ne va pas plus loin. Si la stratégie de la France se limite à une incantation sur le respect du droit, une question simple se pose : de quel droit s’agit-il ? Le droit du plus fort et si ce n’est pas le cas, a-t-on inventé depuis 1945 une autre forme de droit ? Il serait bon de rappeler dans quelle condition a été fondée l’ONU. La sécurité collective dont parle Monsieur Chirac n’est possible que si le plus fort la cautionne. Depuis la disparition du bloc de l’Est, seuls les Etats-Unis disposent de ce pouvoir. Dans l’histoire, aucun empire ne s’est délaissé de ce pouvoir pour des raisons humanitaires. Les Etats-Unis vont-ils faire exception à la règle. Si ce n’est pas le cas, nous serions ravis de connaître la manière dont l’Europe et l’Asie vont inventer un principe de sécurité collective qui échappe à la loi du plus fort. La droite comme la gauche seront un jour obligés de répondre à cette délicate. Le cas irakien n’est qu’un épisode de cette perte de repères fondamentaux. Il y en aura d’autres. Autant s’y préparer.

La rareté du débat sur des questions aussi graves amène l’équipe du site infoguerre.com à orienter son contenu dans cette direction. Derrière les langues de bois des uns et des autres, il faut essayer de comprendre ce qui passe mais aussi de préciser le rôle de l’information, de la désinformation et de la propagande dans la course à la puissance. La célébration des évènements du 11 septembre va ressembler à une poutre médiatique de plus dans l’œil du commun des mortels. C’est hélas une évidence bien habituelle. Essayons ensemble de voir un peu plus loin.





Christian Harbulot