Jean-Marie Messier est parti. Il était temps. Lorsqu’on veut jouer dans la cour des grands, on n’endort pas la vigilance de la superpuissance américaine en reniant symboliquement sa nationalité devant un parterre fortuné de l’american way of life. Sur ce point, l’aventure Messier frôle la caricature et il est plus que regrettable que ses pairs n’en tirent pas les conclusions qui s’imposent. Par delà sa chute vertigineuse, Messier est devenu une cible trop facile car une question élémentaire se pose : qui fait l’effort de tirer le bilan de l’échec de sa stratégie de conquête du marché mondial ?
Revenons au point de départ de l’action. Comment imaginer une seconde que les Américains accepteraient qu’un patron d’origine française ose les défier sur l’un des terrains les plus stratégiques de leur empire économique ? Les éternels représentants des directions générales qui font quotidiennement la moue sur l’utilité de l’intelligence économique sont souvent les mêmes qui ont admiré le courage compétitif de Jean Marie Messier. Responsables mais pas coupables, la formule n’est pas limitative à la crise du sang contaminé. Les rares personnalités du monde industriel qui ont conservé une lecture lucide des affrontements industriels derrière lesquels se jouent l’avenir de puissances, n’étaient pas sans savoir que l’objectif de Messier était irréalisable.
Dans un rapport géoéconomique du faible au fort (c’est la cas de l’économie française face à l’économie américaine), la place de la réussite du chef d’entreprise dans le processus de domination d’un secteur-clé comme l’industrie de la connaissance est minuscule. Les enjeux dépassent largement la satisfaction des clients et des détenteurs de l’action Vivendi Universal. Comment persister à ignorer l’évidence : la société de l’information à venir place la connaissance au-dessus d’un simple enjeu productif et concurrentiel. Les Etats-Unis considèrent comme un facteur-clé de pérennité de leur puissance. Et plus particulièrement celle qui touche la formation des élites mondiales. A ce titre, ils ne tolèreront jamais qu’une main européenne ou asiatique vienne leur ôter le pain de la bouche.
Dans le dernier quart du XXème siècle, la connaissance a pris une valeur aussi stratégique que l’armement. C’est une évidence que nos élites refusent encore à intégrer dans leur évaluation des facteurs de puissance. Prenons comme exemple la nouvelle démonstration par l’absurde qui est en train de naître sous nos yeux. La création du concept de Homeland Security a donné l’idée à des groupes comme Thalès ou EADS de se lancer dans la création de business unit pour entrer dans la compétition. Leur démarche est louable mais caricaturale. Le concept de Homeland Security est américain. Le seul pays a avoir créé une administration sur le Homeland Security est justement l’Amérique de Georges Bush junior. Le monde industriel américain est en ordre de bataille pour tirer les fruits de cette politique marketing impulsée par le pouvoir politique et l’administration fédérale.
Côté français, qu’y a-t-il ? Des groupes industriels qui partent en ordre dispersé en recensant des produits composites sous l’étiquette Homeland security. Leur approche du marché mondial s’appuie sur les points forts du monde de l’ingénieur : à savoir la qualité et la performance de leurs innovations peut être comparable à celle de l’offre américaine. Le problème est que nous n’avons pas l’audace de définir un concept marketing qui s’appuierait sur une doctrine différente de la sécurité collective. Le conseil de sécurité intérieure et le programme présenté par le gouvernement Raffarin en matière de sécurité intérieure correspondent à des besoins locaux. Ils ne sont pas relayables au niveau d’une compétition industrielle d’amplitude mondiale. C’est là que que se situe la faille la plus didactive.
Face à l’offre américaine, Thalès et EADS sont dans un rapport du faible au fort. Ils se lancent dans une compétition difficile avec le handicap d’être dépendant d’un concept conçu et développé par leur principal concurrent. En second lieu, les industriels européens ne disposent d’aucune force de vente intégrée comme l’a développé le gouvernement américain depuis les évènements du 11 septembre. La créativité des ingénieurs français n’est pas mise en doute mais comment vendre sans une approche du marché capable de contrebalancer la démarche américaine qui se décline ainsi :
1) Obtenir, en mettant le prix en investissement et mobilisation des ressources humaines, le monopole de la connaissance sur les menaces (n’est-ce pas la Rand Corporation à qui la Commission de Bruxelles a confié le soin de réfléchir sur les vulnérabilités de l’Europe ?) ;
2) Mettre en adéquation la connaissance produite par les experts américains avec les actes définis dans le cadre d’une politique gouvernementale (d’où le lien dialectique très fort entre le concept imaginé dans les Think Tank et sa mise en forme publique à travers les mesures sécuritaires appliquées après les attentats du 11 septembre) ;
3) Vient enfin et seulement en troisième position la politique, produit décliné dans les domaines très larges d’application (observation électronique militaire et spatiale, contrôle des transports de toute nature, amélioration du processus d’identification des identités et des passeports, sécurisation des télécommunications, élargissement de la surveillance d’internet,...). Or chez Thalès et EADS, on commence par la politique produit en se disant que les deux premières étapes du processus de conquête commerciale ne relèvent pas de leur compétence industrielle.
Ce refus de penser l’accroissement de puissance sous l’angle géoéconomique est un handicap lourd pour la construction européenne et pour la France. L’échec stratégique de Messier n’est pas l’affaire d’un seul homme mais celle d’une génération d’élites qui a pris ses distances avec les principes élémentaires de recherche de puissance, non plus individuels (le parcours de carrière du cadre supérieur ou la réussite du chef d’entreprise) mais collectifs (se développer en ne subissant pas la loi du plus fort, construire une offre globale y compris sécuritaire en adéquation avec son mode de vie et sa culture). L’anti-aventure humaine de Jean-Marie Messier, c’est d’avoir oublié que le destin d’un petit pays exotique, ainsi qualifiait-il son pays de naissance, est lié à la volonté de penser la stratégie autrement qu’en se regardant le nombril.
Christian Harbulot
Revenons au point de départ de l’action. Comment imaginer une seconde que les Américains accepteraient qu’un patron d’origine française ose les défier sur l’un des terrains les plus stratégiques de leur empire économique ? Les éternels représentants des directions générales qui font quotidiennement la moue sur l’utilité de l’intelligence économique sont souvent les mêmes qui ont admiré le courage compétitif de Jean Marie Messier. Responsables mais pas coupables, la formule n’est pas limitative à la crise du sang contaminé. Les rares personnalités du monde industriel qui ont conservé une lecture lucide des affrontements industriels derrière lesquels se jouent l’avenir de puissances, n’étaient pas sans savoir que l’objectif de Messier était irréalisable.
Dans un rapport géoéconomique du faible au fort (c’est la cas de l’économie française face à l’économie américaine), la place de la réussite du chef d’entreprise dans le processus de domination d’un secteur-clé comme l’industrie de la connaissance est minuscule. Les enjeux dépassent largement la satisfaction des clients et des détenteurs de l’action Vivendi Universal. Comment persister à ignorer l’évidence : la société de l’information à venir place la connaissance au-dessus d’un simple enjeu productif et concurrentiel. Les Etats-Unis considèrent comme un facteur-clé de pérennité de leur puissance. Et plus particulièrement celle qui touche la formation des élites mondiales. A ce titre, ils ne tolèreront jamais qu’une main européenne ou asiatique vienne leur ôter le pain de la bouche.
Dans le dernier quart du XXème siècle, la connaissance a pris une valeur aussi stratégique que l’armement. C’est une évidence que nos élites refusent encore à intégrer dans leur évaluation des facteurs de puissance. Prenons comme exemple la nouvelle démonstration par l’absurde qui est en train de naître sous nos yeux. La création du concept de Homeland Security a donné l’idée à des groupes comme Thalès ou EADS de se lancer dans la création de business unit pour entrer dans la compétition. Leur démarche est louable mais caricaturale. Le concept de Homeland Security est américain. Le seul pays a avoir créé une administration sur le Homeland Security est justement l’Amérique de Georges Bush junior. Le monde industriel américain est en ordre de bataille pour tirer les fruits de cette politique marketing impulsée par le pouvoir politique et l’administration fédérale.
Côté français, qu’y a-t-il ? Des groupes industriels qui partent en ordre dispersé en recensant des produits composites sous l’étiquette Homeland security. Leur approche du marché mondial s’appuie sur les points forts du monde de l’ingénieur : à savoir la qualité et la performance de leurs innovations peut être comparable à celle de l’offre américaine. Le problème est que nous n’avons pas l’audace de définir un concept marketing qui s’appuierait sur une doctrine différente de la sécurité collective. Le conseil de sécurité intérieure et le programme présenté par le gouvernement Raffarin en matière de sécurité intérieure correspondent à des besoins locaux. Ils ne sont pas relayables au niveau d’une compétition industrielle d’amplitude mondiale. C’est là que que se situe la faille la plus didactive.
Face à l’offre américaine, Thalès et EADS sont dans un rapport du faible au fort. Ils se lancent dans une compétition difficile avec le handicap d’être dépendant d’un concept conçu et développé par leur principal concurrent. En second lieu, les industriels européens ne disposent d’aucune force de vente intégrée comme l’a développé le gouvernement américain depuis les évènements du 11 septembre. La créativité des ingénieurs français n’est pas mise en doute mais comment vendre sans une approche du marché capable de contrebalancer la démarche américaine qui se décline ainsi :
1) Obtenir, en mettant le prix en investissement et mobilisation des ressources humaines, le monopole de la connaissance sur les menaces (n’est-ce pas la Rand Corporation à qui la Commission de Bruxelles a confié le soin de réfléchir sur les vulnérabilités de l’Europe ?) ;
2) Mettre en adéquation la connaissance produite par les experts américains avec les actes définis dans le cadre d’une politique gouvernementale (d’où le lien dialectique très fort entre le concept imaginé dans les Think Tank et sa mise en forme publique à travers les mesures sécuritaires appliquées après les attentats du 11 septembre) ;
3) Vient enfin et seulement en troisième position la politique, produit décliné dans les domaines très larges d’application (observation électronique militaire et spatiale, contrôle des transports de toute nature, amélioration du processus d’identification des identités et des passeports, sécurisation des télécommunications, élargissement de la surveillance d’internet,...). Or chez Thalès et EADS, on commence par la politique produit en se disant que les deux premières étapes du processus de conquête commerciale ne relèvent pas de leur compétence industrielle.
Ce refus de penser l’accroissement de puissance sous l’angle géoéconomique est un handicap lourd pour la construction européenne et pour la France. L’échec stratégique de Messier n’est pas l’affaire d’un seul homme mais celle d’une génération d’élites qui a pris ses distances avec les principes élémentaires de recherche de puissance, non plus individuels (le parcours de carrière du cadre supérieur ou la réussite du chef d’entreprise) mais collectifs (se développer en ne subissant pas la loi du plus fort, construire une offre globale y compris sécuritaire en adéquation avec son mode de vie et sa culture). L’anti-aventure humaine de Jean-Marie Messier, c’est d’avoir oublié que le destin d’un petit pays exotique, ainsi qualifiait-il son pays de naissance, est lié à la volonté de penser la stratégie autrement qu’en se regardant le nombril.
Christian Harbulot