Depuis la mise en garde électorale du premier tour des élections présidentielles suivie par le taux record d'abstention aux élections législatives, les premières déclarations du nouveau gouvernement ont essentiellement porté sur les urgences en matière de politique intérieure. La déclaration du chef de l'Etat prononcée lors des cérémonies du 14 juillet confirme cette première impression. N'existe-t-il pas d'autres priorités toutes aussi urgentes ?Commençons par rappeler l'elémentaire : « s'il était possible de séparer la puissance économique de la puissance politique, ce ne serait que dans les sociétés les plus primitives. Dans les temps modernes - avec l'émergence de l'Etat national, l'expansion de la civilisation européenne dans le monde entier, la révolution industrielle et les progrès constants de la technologie militaire - il nous a fallu envisager la question de l'interdépendance entre, d'une part, la force commerciale, financière et industrielle et, d'autre part, la force politique et militaire. Cette corrélation est l'un des problèmes les plus critiques de l'art de gouverner. Elle implique la sécurité d'une nation et, dans une large mesure, déterminer le degré de vie, de liberté, de propriété et de bonheur dont peut jouir l'individu. » Ainsi parlait Edward Mead Earle dans un ouvrage intitulé Les maîtres de la stratégie, tome 1, paru en 1986 chez Flammarion.
La fin de la guerre froide, la revendication de la suprématie mondiale par les Etats-Unis d'Amérique, les attentats du 11 septembre 2001 et la fragilisation chaotique de l'économie mondiale mettent en lumière les relations évidentes entre les problèmes de sécurité intérieure et les problèmes de sécurité extérieure. La citation d'Edward Mead Earle s'applique parfaitement au contexte actuel. Comment expliquer dans ce cas le silence des politiques français sur la définition d'une stratégie globale en matière de sécurité nationale ?
Combien faudra-t-il de démonstrations par l'absurde ?
Les attentats du 11 septembre constituent une véritable leçon de choses sur les déficiences de la superpuissance américaine en matière de direction globale de renseignement. Quelles leçons avons-nous tiré en France de cet échec et mat sécuritaire ? Paradoxalement, une certaine autosatisfaction. Prenant comme prétexte que les services de sécurité français avaient averti quelques mois auparavant du risque d'attaque terroriste sur le sol américain, les politiques en ont conclu que que la tradition policière française était plus efficiente que l'apparente démesure des moyens financiers, matériels et humains mis à la disposition des multiples services de renseignement américains. Une réactivation du plan Vigipirate et une concentration des forces sur le suivi du terrorisme international sont les mesures les plus concrètes qui ont été prises par les autorités françaises pour renforcer notre dispositif de sureté.
Cette vision de la réalité est trompeuse. Si Ben Laden avait pointé le curseur sur la France, les attentats du type 11 septembre auraient frappé notre pays de manière aussi catastrophique. Pourquoi ? Dans le cas du terrorisme islamique, des forces terroristes ont frappé le territoire français souvent de manière artisanale. Le démantèlement judiciaire des réseaux, intervenu après-coup, n'a pas empêché le renouvèlement d'autres campagnes d'attentat. Le détournement de l'Airbus d'Air France assurant la liaison entre Alger et Paris est à ce titre l'exception qui confirme la règle. Les hommes politiques interviewés par les télévisions à la fin de l'année dernière sur cette affaire déclaraient que les autorités françaises avaient su réagir avec les moyens appropriés (cf l'assaut du GIGN) pour stopper l'action terroriste et éviter un crash aérien sur Paris.
Notons cependant au passage que si le commando qui a détourné cet appareil avait voulu commettre un attentat suicide en projetant l'appareil sur la ville de Marseille, les spécialistes chargés ce jour-là de la surveillance de l'espace aérien hexagonal admettent qu'il aurait été difficile de l'en empêcher. A l'époque, les autorités compétentes avaient été pris de court et ont repris l'initiative après que l'appareil se soit posé sur l'aéroport de Marseille pour refaire le plein en carburant. On peut nous objecter que les mesures de sécurité aérienne prises après le 11 septembre comblent cette lacune. C'est exact, à un détail prêt. Le terrorisme frappe toujours en cherchant d'autres points faibles. Il suffit d'observer attentivempent ce qui se passe depuis plusieurs mois en Israël et dans les territoires occupés pour en tirer les enseignements élémentaires qui s'imposent.
L'impérieuse nécessité d'une coordination du renseignement global
La principale leçon tirée par les autorités américaines après le 11 septembre porte sur le renforcement de la coordination des activités intérieures et extérieures de renseignement qui doit être rendue encore plus opérationnelle. Rappelons que les Etats-Unis disposent déjà d'un Conseil de Sécurité Nationale qui relève de la responsabilité du pouvoir politique. Le système sécuritaire français n'est pas aujourd'hui organisé dans ce sens. Il n'existe pas de conseil de sécurité intégrant cette double vision intérieure et extérieure des problèmes. Plusieurs raisons expliquent cette incohérence organisationnelle. En premier lieu des raisons historiques. La tentative de coup d'Etat militaire, le 23 avril 1961 à Alger, a eu des répercussions importantes dans l'organisation du système défensif de la France. Le général de Gaulle a tout fait à cette époque pour qu'une telle dérive de l'institution militaire ne se renouvèle pas. La réforme du Secrétariat Général de la Défense National (SGDN) a été menée dans ce sens. A l'origine, la principale mission originelle du SGDN, avant 1961, était d'orienter et de coordonner la politique nationale de renseignement.
Après 1961, à la suite des mesures correctives décidées par le général de Gaulle, le SGDN a perdu ce rôle-clé dans la centralisation du renseignement. Comme le relevait avec un soupçon d'ironie le général de Marolles, ancien directeur du Renseignement au Service de Documentation Extérieur et de Contre-Espionnage (actuelle DGSE) : « Le SGDN était devenu un trou noir, l'information qui y entrait ressortait que très rarement avec une dimension stratégique ». Constatant 30 ans plus tard ce dysfonctionnement de l'appareil étatique, Michel Rocard, Premier Ministre, a tenté de relancer le Comité Interministériel du Renseignement. Rattaché au SGDN. Il était alors composé d'une dizaine de permanents, dont des appelés du contingent, si on omet le centre de traduction. Le rapport Picq sur la réforme de l'administration publié en 1994 redonna théoriquement au SGDN ses prégoratives originelles dans le domaine du pilotage du Plan National de Renseignement. Mais dans la pratique, Jean Picq, nommé en 1995 à la tête du SGDN, n'est pas allé jusqu'au bout de sa réforme en faisant taire les rivalités entre les différents services et en impliquant le pouvoir politique dans une véritable démarche d'élaboration d'une politique de sécurité nationale. Ses successeurs n'ont pas fait mieux.
En 2002, la France ne dispose toujours pas d'organisation cohérente de sécurité globale. Cette lacune est dénoncée par un certain nombre d'experts et de serviteurs de l'Etat. Elle peut avoir un jour des conséquences très néfastes sur la vie quotidienne des citoyens français si on se reporte à la définition d'Edward Mead Earle. Une stratégie réaliste de sécurité globale ne s'arrête pas à la traque concertée du terrorisme international, considérée officiellement comme la priorité n°1 de nos services spécialisés. Elle implique une vision moyen/long terme de la préservation et de l'accroissement des intérêts français dans les domaines militaires, commerciaux, financiers, industriels et culturels. Les vœux pieux sur la relance de la croissance et de la compétitivité des entreprises ne sont plus des éléments suffisants pour assurer aux générations futures une évolution favorable de leur mode de vie dans le cadre d'une construction européenne à géométrie variable.
Deux points de repère ne doivent pas échapper à nos gouvernants :
· La croissance la plus palpable actuellement, c'est celle des fragilités politiques et économiques du monde.
· La compétitivité la plus flagrante, c'est celle qui permet à la superpuissance du moment d'imposer sa loi financière, commerciale, culturelle au meilleur de ses alliés.
L'orientation d'une politique de sécurité globale est la résultante de l'art de transiger entre des enjeux contradictoires et de fixer des lignes d'action pertinentes, en particulier dans la corrélation indispensabole entre les missions de renseignement intérieur et extérieur. Le système de renseignement français a des carences importantes sur des enjeux majeurs : la mise en œuvre de stratégies d'influence durables dans le domaine géoéconomique est un cas d'exemplarité parmi d'autres. Il en va de même en matière de maîtrise du risque informationnel dans le processus de décision, de suivi et de déclenchement d'opérations clandestines. Sur ce point précis, ce ne sont pas les services spécialisés qui sont défaillants mais le pouvoir politique qui se refuse à leur donner les missions à la hauteur des dits enjeux. Le général de Gaulle disait que la politique de la France ne se faisait pas à la corbeille (c'est-à-dire à la Bourse). On pourrait rajouter qu'elle ne se fait pas non plus autour d'un plateau de petits fours.
Rappelons aux politiques que ce domaine réservé est le moins exposé au baromètre des sondages d'opinion. C'est un des rares pouvoirs qu'il leur reste pour appliquer des réformes qui ne sont pas sujettes aux soubressauts immédiats de l'opinion publique et qui n'ont de répercussion identifiable sur un mandat électoral. La célèbre formule responsable mais pas coupable n'est pas reproductible dans tous les cas de figure. Si nous en restons là, l'absence de courage et de professionnalisme dans la conduite d'une politque de sécurité globale sera un jour sanctionné parles faits. Tout reste à faire en matière de réflexion sur la sécurité globale de la France. Le temps presse.
Christian Harbulot
La fin de la guerre froide, la revendication de la suprématie mondiale par les Etats-Unis d'Amérique, les attentats du 11 septembre 2001 et la fragilisation chaotique de l'économie mondiale mettent en lumière les relations évidentes entre les problèmes de sécurité intérieure et les problèmes de sécurité extérieure. La citation d'Edward Mead Earle s'applique parfaitement au contexte actuel. Comment expliquer dans ce cas le silence des politiques français sur la définition d'une stratégie globale en matière de sécurité nationale ?
Combien faudra-t-il de démonstrations par l'absurde ?
Les attentats du 11 septembre constituent une véritable leçon de choses sur les déficiences de la superpuissance américaine en matière de direction globale de renseignement. Quelles leçons avons-nous tiré en France de cet échec et mat sécuritaire ? Paradoxalement, une certaine autosatisfaction. Prenant comme prétexte que les services de sécurité français avaient averti quelques mois auparavant du risque d'attaque terroriste sur le sol américain, les politiques en ont conclu que que la tradition policière française était plus efficiente que l'apparente démesure des moyens financiers, matériels et humains mis à la disposition des multiples services de renseignement américains. Une réactivation du plan Vigipirate et une concentration des forces sur le suivi du terrorisme international sont les mesures les plus concrètes qui ont été prises par les autorités françaises pour renforcer notre dispositif de sureté.
Cette vision de la réalité est trompeuse. Si Ben Laden avait pointé le curseur sur la France, les attentats du type 11 septembre auraient frappé notre pays de manière aussi catastrophique. Pourquoi ? Dans le cas du terrorisme islamique, des forces terroristes ont frappé le territoire français souvent de manière artisanale. Le démantèlement judiciaire des réseaux, intervenu après-coup, n'a pas empêché le renouvèlement d'autres campagnes d'attentat. Le détournement de l'Airbus d'Air France assurant la liaison entre Alger et Paris est à ce titre l'exception qui confirme la règle. Les hommes politiques interviewés par les télévisions à la fin de l'année dernière sur cette affaire déclaraient que les autorités françaises avaient su réagir avec les moyens appropriés (cf l'assaut du GIGN) pour stopper l'action terroriste et éviter un crash aérien sur Paris.
Notons cependant au passage que si le commando qui a détourné cet appareil avait voulu commettre un attentat suicide en projetant l'appareil sur la ville de Marseille, les spécialistes chargés ce jour-là de la surveillance de l'espace aérien hexagonal admettent qu'il aurait été difficile de l'en empêcher. A l'époque, les autorités compétentes avaient été pris de court et ont repris l'initiative après que l'appareil se soit posé sur l'aéroport de Marseille pour refaire le plein en carburant. On peut nous objecter que les mesures de sécurité aérienne prises après le 11 septembre comblent cette lacune. C'est exact, à un détail prêt. Le terrorisme frappe toujours en cherchant d'autres points faibles. Il suffit d'observer attentivempent ce qui se passe depuis plusieurs mois en Israël et dans les territoires occupés pour en tirer les enseignements élémentaires qui s'imposent.
L'impérieuse nécessité d'une coordination du renseignement global
La principale leçon tirée par les autorités américaines après le 11 septembre porte sur le renforcement de la coordination des activités intérieures et extérieures de renseignement qui doit être rendue encore plus opérationnelle. Rappelons que les Etats-Unis disposent déjà d'un Conseil de Sécurité Nationale qui relève de la responsabilité du pouvoir politique. Le système sécuritaire français n'est pas aujourd'hui organisé dans ce sens. Il n'existe pas de conseil de sécurité intégrant cette double vision intérieure et extérieure des problèmes. Plusieurs raisons expliquent cette incohérence organisationnelle. En premier lieu des raisons historiques. La tentative de coup d'Etat militaire, le 23 avril 1961 à Alger, a eu des répercussions importantes dans l'organisation du système défensif de la France. Le général de Gaulle a tout fait à cette époque pour qu'une telle dérive de l'institution militaire ne se renouvèle pas. La réforme du Secrétariat Général de la Défense National (SGDN) a été menée dans ce sens. A l'origine, la principale mission originelle du SGDN, avant 1961, était d'orienter et de coordonner la politique nationale de renseignement.
Après 1961, à la suite des mesures correctives décidées par le général de Gaulle, le SGDN a perdu ce rôle-clé dans la centralisation du renseignement. Comme le relevait avec un soupçon d'ironie le général de Marolles, ancien directeur du Renseignement au Service de Documentation Extérieur et de Contre-Espionnage (actuelle DGSE) : « Le SGDN était devenu un trou noir, l'information qui y entrait ressortait que très rarement avec une dimension stratégique ». Constatant 30 ans plus tard ce dysfonctionnement de l'appareil étatique, Michel Rocard, Premier Ministre, a tenté de relancer le Comité Interministériel du Renseignement. Rattaché au SGDN. Il était alors composé d'une dizaine de permanents, dont des appelés du contingent, si on omet le centre de traduction. Le rapport Picq sur la réforme de l'administration publié en 1994 redonna théoriquement au SGDN ses prégoratives originelles dans le domaine du pilotage du Plan National de Renseignement. Mais dans la pratique, Jean Picq, nommé en 1995 à la tête du SGDN, n'est pas allé jusqu'au bout de sa réforme en faisant taire les rivalités entre les différents services et en impliquant le pouvoir politique dans une véritable démarche d'élaboration d'une politique de sécurité nationale. Ses successeurs n'ont pas fait mieux.
En 2002, la France ne dispose toujours pas d'organisation cohérente de sécurité globale. Cette lacune est dénoncée par un certain nombre d'experts et de serviteurs de l'Etat. Elle peut avoir un jour des conséquences très néfastes sur la vie quotidienne des citoyens français si on se reporte à la définition d'Edward Mead Earle. Une stratégie réaliste de sécurité globale ne s'arrête pas à la traque concertée du terrorisme international, considérée officiellement comme la priorité n°1 de nos services spécialisés. Elle implique une vision moyen/long terme de la préservation et de l'accroissement des intérêts français dans les domaines militaires, commerciaux, financiers, industriels et culturels. Les vœux pieux sur la relance de la croissance et de la compétitivité des entreprises ne sont plus des éléments suffisants pour assurer aux générations futures une évolution favorable de leur mode de vie dans le cadre d'une construction européenne à géométrie variable.
Deux points de repère ne doivent pas échapper à nos gouvernants :
· La croissance la plus palpable actuellement, c'est celle des fragilités politiques et économiques du monde.
· La compétitivité la plus flagrante, c'est celle qui permet à la superpuissance du moment d'imposer sa loi financière, commerciale, culturelle au meilleur de ses alliés.
L'orientation d'une politique de sécurité globale est la résultante de l'art de transiger entre des enjeux contradictoires et de fixer des lignes d'action pertinentes, en particulier dans la corrélation indispensabole entre les missions de renseignement intérieur et extérieur. Le système de renseignement français a des carences importantes sur des enjeux majeurs : la mise en œuvre de stratégies d'influence durables dans le domaine géoéconomique est un cas d'exemplarité parmi d'autres. Il en va de même en matière de maîtrise du risque informationnel dans le processus de décision, de suivi et de déclenchement d'opérations clandestines. Sur ce point précis, ce ne sont pas les services spécialisés qui sont défaillants mais le pouvoir politique qui se refuse à leur donner les missions à la hauteur des dits enjeux. Le général de Gaulle disait que la politique de la France ne se faisait pas à la corbeille (c'est-à-dire à la Bourse). On pourrait rajouter qu'elle ne se fait pas non plus autour d'un plateau de petits fours.
Rappelons aux politiques que ce domaine réservé est le moins exposé au baromètre des sondages d'opinion. C'est un des rares pouvoirs qu'il leur reste pour appliquer des réformes qui ne sont pas sujettes aux soubressauts immédiats de l'opinion publique et qui n'ont de répercussion identifiable sur un mandat électoral. La célèbre formule responsable mais pas coupable n'est pas reproductible dans tous les cas de figure. Si nous en restons là, l'absence de courage et de professionnalisme dans la conduite d'une politque de sécurité globale sera un jour sanctionné parles faits. Tout reste à faire en matière de réflexion sur la sécurité globale de la France. Le temps presse.
Christian Harbulot