Hollywood et la sécurité nationale

Interview de Monsieur J-M Valantin, Chercheur en Sociologie.Infoguerre. Suite à l’article du Monde « Comment la CIA écrit les films d’Hollywood » (edition du 23/0702), la rédaction d’Infoguerre tient à rappeler que cette problématique avait déjà été évoquée dans l’ouvrage collectif La guerre cognitive paru en Mai 2002 aux éditions Lavauzelle.
Dans cet ouvrage, M. Jean Michel Valantin, chercheur en sociologie apportait certains éclairages dans son article intitulé : Shaping the mind , stratégie globale et colonisation de la sphère des idées .


J.M. Valantin. Au Etats-Unis, le cinéma n’est pas considéré comme en France comme une espèce d’art mineur ; le cinéma est un médium de la construction de l’identité nationale américaine, et est considéré comme une forme de la puissance américaine.
En 1942, au moment de la guerre contre le Japon, le ministère de la guerre a fait installer un bureau de liaison en plein cœur d’Hollywood, de manière à ce que la puissance de l’industrie cinématographique puisse être ajustée à la puissance politique et militaire des Etats Unis.
Le rôle de ce bureau de liaison à ce moment était la mobilisation de la société américaine toute entière dans l’effort de guerre.
Par ailleurs, dans la mesure où il ne faut jamais oublier que les Américains ne sont en guerre qu’à l’extérieur de leur pays, le cinéma avait aussi pour rôle d’héroïser la pratique américaine de projection de force.

A partir de 1942, une partie du secteur de l’industrie cinématographique américaine est ainsi devenue un prolongement du complexe militaro-industriel.
Ce bureau de liaison a encouragé les productions considérées comme importantes dans le contexte du soutien à l’effort de guerre et a procuré des conseillers militaires, des uniformes, des équipements, des matériels, des conseillers opérationnels.
Avec la fin de la guerre, cette coopération n’a pas cessée. Elle s’est au contraire accrue au cours des premières années de la guerre froide et a jouée un rôle mobilisateur important contre la menace soviétique.
Cette coopération s’est interrompue en 1968 avec la guerre du Vietnam. Effectivement, l’industrie cinématographique qui reste une industrie, a suivie sa clientèle. Or à cette époque, l’opinion publique contestait l’intervention américaine au Vietnam.
Une fois la guerre du Vietnam terminée, le Pentagone a tout de même continué à appuyer très modérément certaines productions cinématographiques critiques à l’égard de ce conflit.
On peut citer l’anecdote suivante : en 1978; la Navy qui avait de gros problèmes de recrutement a prêté un destroyer au groupe Village People afin qu’il puisse tourner le clip in the navy...

Il faudra ensuite attendre les années Reagan pour que se renoue un cycle de coopération entre l’industrie cinématographique et les institutions. A cette époque, l’administration Reagan, relance le conflit Est/Ouest, au niveau symbolique et idéologique; le cinéma devient dès lors très important notamment parce qu’il réécrit l’histoire stratégique des vingt dernières années, de manière à permettre au public américain de retrouver une légitimité dans la projection de forces à l’extérieur du pays. Cette coopération a de nouveau été mise à mal de 1988 au milieu des années 90.

Infoguerre. Est-ce lié avec le fin de la guerre froide ?

JM V. La fin de la guerre froide ayant fait disparaître la menace principale, le cinéma de sécurité nationale est entré dans une crise que la guerre du Golfe a amplifiée. Effectivement, le cinéma américain ne fonctionnant que sur l’héroïsation, l’opération strictement hégémonique et impériale de reconstruction de l’hégémonie pétrolière américaine dans le golfe n’a suscité aucune inspiration aux scénaristes d’Hollywood.

Les autres interventions extérieures américaines de l’après guerre du Golfe n’ont pas non plus été mises en scène. Les scénaristes d’Hollywood ont été incapables de répondre à la question : « Que fait-on de nos victoires ? »
Ainsi, l’intervention au Kosovo, qui a été une victoire technologique des Etats-Unis, n’a fait l’objet d’ aucun film.

A partir de 2000 nous avons une résurgence progressive de ce cinéma de sécurité nationale.
« Il faut sauver le Soldat Ryan » en est l’illustration parfaite et est très importante à plus d’un titre:
Tout d’abord, il faut s’intéresser dans ce film à la façon de filmer l’espace. Tout au long du filme, on nous montre des Américains affrontant des Allemands dans un espace vide, un no man’s land où il n’y a rien ni personne, tout juste une famille française destinée à faire couleur locale.
Cette façon de filmer traduit le sentiment selon lequel les Américains considèrent le monde comme un espace vide sur lequel peuvent être projetées les forces américaines.
Ensuite, on remarquera dans ce film l’absence de dimension politique. On voit au début du film, le Général Marshall décider seul d’une opération tactique, mais on ne sait pas pourquoi les Etats-Unis se battent. En d’autres termes, la guerre est considérée comme un état normal des forces américaines à l’extérieur du territoire américain.
On ne peux pas s’empêcher de faire un lien entre cette façon apolitique de filmer la guerre dans Soldat Ryan et l’idéologie stratégique actuelle de la fameuse »guerre contre le terrorism »e.

Infoguerre. La guerre contre le terrorisme, qu’est-cela veut dire ?:

JM V. Cela veut dire que le système américain est en Etat de guerre perpétuel contre n’importe qui, n’importe quand, de n’importe quelle manière.
Cela veut aussi dire que tout espace non américain est un espace ou l’Amérique peut légitimement intervenir.
C’est là que le rôle du cinéma est important car il permet de symboliser et de légitimer cette potentialité d’intervention constante.
La fonction du cinéma de sécurité nationale est une fonction de légitimation.

Cependant, la théorie du complot que sous entend le quotidien Le monde » en titrant son article : «comment la CIA écrit les films d’ hollywood » relève du phantasme. La CIA n’a pas besoin d’écrire les scénarios des films hollywoodiens car les scénaristes américains comme les agents de la CIA ou d’autres agences du Pentagone, partagent la même culture de la menace et sont issus de la même civilisation démocratique. Il n’y a pas de complot, il n’y a qu’une synergie des formes de la puissance.
L’article du Monde précise d’ailleurs que dans les jours qui ont suivis le 11 septembre, ce sont les représentants des plus importants syndicats hollywoodiens qui ont invité le porte parole de la Maison Blanche; et non l’inverse.

Infoguerre. L’industrie cinématographique ne serait donc pas l’instrument des agences ?...

JM V. Non, il y a simplement une coopération qui s’opère en temps de crise, qui permet l’ajustement des différents pôle de la puissance dans le but commun de savoir contre qui et contre quoi on se bat afin de mobiliser la puissance et le pouvoir nécessaires contre la menace désignée. C’est dans leur culture.

L’idéologie dominante qui permet actuellement de coordonner les différentes agences est l’idéologie de la guerre contre le terrorisme, nous allons sous peu être inondés de films sur ce thème là.

Infoguerre. Un autre film est intéressant à décrypter : »La chute du Faucon noir »..

JM V. Ce film nous montre présente les soldats américains sous l’image de saints et martyrs. On note aussi dans ce film l’absence de justification stratégique; les acteurs de la tragédie qui se déroule sous les yeux du spectateur, ne savent pas pourquoi ils sont là.
La seule justification de leur présence est de dire à la fin du film qu’ils sont là parce qu’ils protègent le gars dans le trou d’à côté qui lui-même les protège. Ils sont là pour être avec les copains, parce qu’ils sont entre frères.
On peut noter là de nouveau l’évacuation du niveau politique.
L’analyse de ce film quant à son contenu opérationnel est aussi très révélateur de l’état d’esprit américain. L’action du film se situe lors d’une opération urbaine à laquelle les Américains n’étaient pas préparés et qui leur coûte des pertes humaines (18 en tout).
La fin du film est un plaidoyer pour l’airpower et l’interopérabilité entre les forces terrestres et le soutien aérien condition sine qua none de la victoire.

Infoguerre. Un autre aspect très révélateur de la vision américaine du conflit réside dans le fait qu’on ne voit jamais l’ennemi. Les soldats tirent sur des ombres comme dans un jeu vidéo; il peut ainsi apparaître légitime de flinguer n’importe qui.

Infoguerre. C’est là la représentation qu’ont les Etats-Unis du monde extérieur. De fait, dans l’inconscient collectif américain, tout ce qui est à l’extérieur est une zone d’ombre hostile.
Ce sentiment s’exprime à travers la dichotomie entre le camp des Rangers qui représente la civilisation et la ville qui représente la barbarie, où l’indigène est potentiellement dangereux.
Les Américains vont donc légitimer l’utilisation de la violence armée à l’extérieur du camp, afin de régénérer par la projection de force l’identité américaine.

Ce film comme tous les films américain du même type passés et à venir n’est possible que parce que du producteur au réalisateur, en passant par les techniciens jusqu’aux acteurs, tous sont imprégnés et pétris de cette culture et de cette mythologie que partagent les militaires selon laquelle le monde extérieure est hostile.

Le titre de l’article du Monde ne reflète donc aucunement la réalité de la mentalité et la culture américaine. C’est par la synergie et l’interopérabilité qui s’opèrent entre les pôles de puissance que les Etats-Unis sont capables de faire de tels films. On ne peut pas dire qu’Hollywood est occupé par la CIA !

Infoguerre. Vous vous êtes déjà exprimé sur ce thème dans l’ouvrage collectif »La guerre cognitive », publié sous la direction du laboratoire de l’Ecole de guerre économique. Voilà cinq ans que vous travaillez sur cette thématique et tout cela n’est pas nouveau contrairement à ce que semble penser le Monde.

JM. V. Le défaut de fond majeur des médias français et des Français lorsqu’ils commentent l’actualité des Etats-Unis est avant tout une mécompréhension totale du système américain. L’article mentionne par exemple le dernier film américain qui vient de sortir La somme de toute les peurs et le journaliste précise que le scénario amalgame « un agent secret de la CIA avec un boy scout, propre, cultivé, remplit de bonne volonté… »

Mais les agents de la CIA sont comme ça. Ils sont formés comme ça, tout simplement parce que le CIA est une émanation de la bonne société WASP de la côte EST.

Infoguerre. Ce sont en fait les goods Guy de l’establishment.

JM. V. Exatement. Le fait qu’ils articulent très bien : bonne volonté , cynisme et violence extrême n’est en aucun cas une contradiction dans la culture américaine. Cette façon d’agir et de penser n’est perçue comme une contradiction que par nous Français.
Pour les Américains qui se sentent vulnérables, qui se voient vulnérables, c’est au contraire tout à fait cohérent; surtout en période de crise comme en ce moment.
Dans un tel contexte, leur objectif est de ne pas se sentir submergés par ce sentiment de vulnérabilité. C’est pour ça que, sans pour autant qu’il n’y ait jamais aucun conflit d’intérêt ou identitaire, les différentes agences, Washington et Hollywood savent travailler main dans la main, en complète connivence. Ce qui soit dit en passant, est loin d’être le cas en France.
En France on ne veut pas comprendre à quel point les institutions de la puissance américaine sont en perpétuelle compétition, mais en même temps en perpétuelle synergie. Il n’y a là aucune contradiction. Pour le comprendre et l’analyser, il faut cesser de plaquer la grille de lecture franco-française sur le modèle américain.