Un scénario rendu public en septembre 2001 vient de ressortir du placard des directions de la stratégie de grandes entreprises françaises. En apparence, il n’y a rien d’anormal à cette mise à jour dans la mesure où une des conclusions du scénario de Shell prédisait la montée de l’extrême droite lors des grandes consultations électorales de France, de Hollande et d’Allemagne. A l’automne dernier, cette prédiction n’était guère prise au sérieux. Quelques mois avant les élections présidentielles françaises, les politologues des instituts de sondages n’accordaient guère de crédit à ce genre de littérature. La connaissaient-ils d’ailleurs ? On peut se poser sérieusement la question. Quant aux publicistes du type Séguala, leur attention de professionnels avertis de la vie politique se concentrait sur le difficile dilemme qui consistait à choisir entre le mouvement d’une écharpe et l’impression d’un tshirt pour enflammer les foules lors de la campagne électorale. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que ce scénario de Shell passa complétement inaperçu à l’époque.Mais ce qui intéresse le plus aujourd’hui les sherpas des Michel Bon et consorts, ce n’est pas que Shell ait prédit avant l’heure la poussée nationaliste aux élections françaises et hollandaises mais la mise en évidence d’une fracture mondialiste qui n’a rien à voir avec ce qu’on a coutume d’appeler en France la fracture sociale. Cette fracture mondialiste apparaît progressivement entre deux mondes :
• les élites interconnectées (interconnected) de la société de l’information pensée aux Etats-Unis qui bénécient des avancées technologiques et sont favorables à un modèle de communication globale ;
• les populations (heartland) qui, aux quatre coins de la planète, se replient sur leurs préjugés culturels, territoriaux, religieux et qui au nom de leur mode de vie refusent de plus en plus un modèle planétaire de société standardisée.
Cette prédiction d’un schisme du marché mondial n’avait jamais été formulée en ces termes par une firme multinationale. Ce bouleversement des données économiques a des conséquences à terme bien plus importantes que les manisfestations sporadiques des groupuscules contre la mondialisation. Shell estime qu’il n’est pas possible de choisir un camp de consommateurs en délaissant l’autre. Si l’on en croit les prospectivistes de Shell, les multinationales doivent donc se préparer à satisfaire deux formes de marché et non pas un seul comme le prédisent les apôtres de la mondialisation. Dans le domaine du pétrole, un tel scénario souligne la nécessité de maintenir le cap pris depuis des décennies tout en communiquant fortement sur des investissements dans les énergies nouvelles non polluantes.
La société Shell chercherait-t-elle à leurrer les « heartlands » ou au contraire à tenter de s’adapter à leurs revendications ? La question est posée. Mais un responsable de Shell a reconnu en privé que c’est le traumatisme provoqué par la campagne de protestation de Greenpeace contre le coulage en mer du Nord d’une plate-forme pétrolière qui les avait incités à s’interroger sur cette nouvelle forme de fracture mondialiste. En mai 1995, Greenpeace mena une véritable guerre de l’information pour empêcher que Shell ne coule en Mer du Nord la plate forme Brennt Spar. La mobilisation d’une partie de l’opinion publique nord-européenne avait débouché sur un boycott de la firme. Les écologistes allemands les plus ultras n’hésitèrent pas à incendier des stations service Shell. Le 20 juin 1995, Shell renonça à couler la plate-forme et la fit démanteler en Norvège.
Le scénario de Shell est pris très au sérieux par des multinationales d’autres secteurs économiques. Ce qui est vrai pour le pétrole peut l’être aussi, par exemple, pour les télécommunications. Le « gavage » de consommateurs équipés par des technologies de l’information à haut débit ne peut plus être une stratégie unique. Pour ne pas se couper des « heartlands », les firmes de télécommunication devront offrir des gammes de service très diversifiés couvrant les deux formes de marché.
Cette nouvelle dimension complexe des stratégies commerciales à venir est perceptible dans les domaines de l’agroalimentaire, de la santé et de l’environnement.
Plus le schisme s’élargira entre les « interconnected » et les « heartlands », plus les enjeux deviendront politiques. Shell pointe du doigt des puissances comme la Chine et le Brésil qui dès 2005 devront gérer cette divergence en interne et risquent de subir en contrecoup une baisse de croissance. Cette mutation des rapports de force dépasse les analyses précédentes que certains experts ont formulées sur les conflits entre civilisations. Notons à ce propos que l’école de gestion américaine semble intégrer cet aspect de la compétition en abordant sans complexe les stratégies d’influence pour conquérir des parts de marché mondial.
Nous reviendrons prochainement sur l’ensemble de ces réflexions qui sont déjà testées sous formes d’exercices au sein de l’Ecole de guerre économique (EGE). Notons à ce propos que les 24, 25, 26 juin prochains, l’EGE organise à Aix en Provence un exercice de guerre de l’information qui est une première du genre. Six équipes européennes y participeront. Cet exercice portera sur un cas de déstabilisation menée par des « heartlands » contre l’innovation génétique dans le domaine de l’industrie de la santé.
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