Mutation du Renseignement dans les affrontements économiques

Le numéro 4 d'avril 2002 de la Revue Historique des Armées publie dans ses pages un article de Christian Harbulot intitulé "Mutation du renseignement dans les affrontements économiques".
On lira par ailleurs avec un intérêt non dissimulé, l'article du Lieutenant Colonel Guelton sur "la Naissance du renseignement économique en France pendant la 1ère Guerre mondiale".
On peut regretter cependant que dans son éditorial, Monsieur Martel, Professeur émerite de l'IEP d'Aix-en-Provence fasse encore l'amalgame fâcheux, qui est aussi propre à bon nombre de miltaires, entre l'espionnage économique dans la très longue durée ; et la gestion offensive des sources ouvertes.

Le renseignement économique et la guerre

  • Il n'est pas simple d'étudier l'évolution de la fonction renseignement dans la gestion des rapports de force économiques. La faible quantité d'écrits sur la question n'explique pas tout. Contrairement au renseignement d'ordre géopolitique ou militaire, le renseignement économique s'est limité à deux angles d'approche: le renseignement économique dans le cadre de conflits militaires et l'espionnage industriel du temps de paix.

Les guerres napoléoniennes ont démontré l'importance du renseignement économique dans la conduite d'une guerre conventionnelle : blocus maritime dirigé par la couronne britannique contre l'empire napoléonien, Blocus continental impulsé par Napoléon 1er contre les Anglais. La première guerre mondiale a confirmé la juxtaposition d'opérations militaires et de manipulations informationnelles dans ce qu'il est convenu d'appeler les prémisses de la guerre de l'information.
L'espionnage industriel reste encore aujourd'hui le sujet favori des médias dès lors qu'un lien est établi entre les problèmes de renseignement et de concurrence déloyale. En septembre 2001, le groupe Procter&Gamble était accusé d'avoir demandé à une société de renseignement privée Phoenix Consulting Group de faire les poubelles de Sunsilk, filiale américaine du groupe Unilever. Si les affaires de ce type sont rarement connues du public, elles polarisent malgré tout l'attention des journalistes et de bon nombre d'experts qui limitent l'amplitude des affrontements entre firmes à cette forme d'agression.
Cette tendance à vouloir ramener systématiquement le renseignement économique à cette double dimension fausse en partie la perspective historique du sujet, mais surtout en réduit considérablement le champ d'analyse. Reprenons la maxime de Foch : « de quoi s'agit-il ? »

Rapports de force économiques et cultures du renseignement

Pour évaluer le rôle du renseignement dans les affrontements économiques qui ont jalonné l'histoire il faut revenir sur les différences de contexte et les effets induits sur la stratégie des acteurs. Avant l'ère des révolutions industrielles, quatre formes d'économie prédominent entant que sources de conflit:

1- Les économies de subsistance

Elles offrent sur un territoire donné l'ensemble des vivres et des objets au moyen desquels on survit. L'histoire moderne situe la France dans cette catégorie. Sous l'Ancien Régime, les provinces riches étaient contraintes par les intendants de constituer des greniers d'abondance afin de fournir aux provinces pauvres le grain nécessaire en cas de mauvaises récoltes. L'économie de subsistance génère une culture défensive du renseignement. La menace est d'abord intérieure. En décrivant les luttes internes au sein des forces jacobines sous la Révolution française, Albert Mathiez (3) est très explicite sur ce point : « Nos ancêtres ont vécu pendant des siècles dans la crainte absolue de la disette. Assurer les subsistances du peuple était alors le premier devoir des gouvernants. Il en fut ainsi jusqu'à la construction des chemins de fer et des bateaux à vapeur. » Lorsque l'espionnage est pratiqué vers l'extérieur, c'est surtout pour compenser un retard technique (4).

2- Les économies d'espace vital

Elles sont la résultante de la pénurie des subsistances dans les zones géographiques où les peuples doivent aller chercher ailleurs ce qu'ils n'arrivent pas à trouver sur place. L'histoire de l'Allemagne et du Japon est jalonnée par ce débat sur la nécessité de sortir des frontières pour trouver les ressources nécessaires au développement. Les économies d'espace vital sont à l'origine des cultures du renseignement économique les plus offensives. L'historien français Henri Hauser (5) a recensé les techniques allemandes de renseignement mises en pratique par les banques, les sociétés d'assurance et les sociétés de commerce. Quelques années plus tard, Anton Zishka (6) a décrit la manière dont le Japon de l'empereur Meiji s'est hissé progressivement au niveau de l'Europe par une stratégie tous azimuts d'acquisition de connaissances, combinant à la fois l'espionnage et l'exploitation systématique des sources ouvertes.

3- Les économies « impériales »

Elles sont le fruit d'une expansion territoriale donnant naissance aux grands empires de l'Histoire. La construction de l'Empire romain, en particulier le rapport entre Rome et ses provinces, illustre bien ce mécanisme de domination entre un pouvoir et les zones géographiques passées sous son contrôle direct ou indirect. Dans un rapport du fort au faible, il s'agit surtout de préserver l'acquis et de conserver l'avantage dans les domaines-clés de l'expression de la puissance. C'est ce qui explique pourquoi les économies impériales sont à l'origine de cultures du renseignement très orientées vers l'influence, car leur priorité du temps de paix est l'allégeance des territoires conquis ou achetés.

4- Les économies de marché

Elles ont été mises en évidence par Fernand Braudel (7) dans son étude de la puissance des villes comme Venise, Anvers ou Amsterdam, entre le XVe et le XVIIIe siècle. La rivalité marchande entre les villes du Nord de l'Italie et les villes flamandes est à l'origine de techniques d'attaque comme l'espionnage technique et la contrefaçon. En reproduisant le sceau des tisserands italiens, les tisserands flamands ont progressivement détourné une partie du marché du textile à leur profit.


À cette première grille de lecture des affrontements économiques, le XIXI siècle a ajouté des échiquiers supplémentaires apparus dans le sillage des révolutions industrielles :

  • Les économies de ressources
  • La recherche des matières premières nécessaires au développement industriel a abouti à l'émergence d'un nouveau type de rapports de force, liés aux situations de dépendance et de pénurie. La compétition autour du pétrole a démontré le rôle majeur du renseignement dans la définition d'une stratégie de puissance. Au début du XXe siècle, la Grande-bretagne n'a pas hésité à mettre à la tête de l'Anglo Persan Oil un ancien responsable du renseignement britannique pour contrer la politique expansionniste du trust Rockefeller. Soixante ans plus tard, le général de Gaulle nomme à la tête d'Elf Aquitaine Pierre Guillaumat, ancien du BCRA (8), qui a déjà réussi à doter notre pays de l'arme atomique et de l'énergie nucléaire. L'indépendance énergétique de la France est alors un objectif prioritaire de préservation de sa puissance.
  • Les économies parallèles

Elles ont toujours existé mais elles prennent aujourd'hui une importance accrue avec la mondialisation des échanges. Les économies parallèles des pays du Sud et de certains pays du Nord créent des poches d'insécurité économique9 (commerce de la drogue, produits contrefaits, blanchiment d'argent). Mais les attaques terroristes du 11 septembre dernier à New York et à Washington, qui ont déstabilisé une partie de l'économie mondiale, donnent une dimension nouvelle à leur pouvoir de nuisance.

  • Les économies de blocs

La création de l'Union européenne puis de l'ALENA (Accord de libre échange nord américain) ouvre la voie à de nouvelles formes d'affrontement dans un contexte très particulier. Les alliés militaires sont adversaires (potentiels, ponctuels ou durables) sur le plan économique. Appelés à jouer un rôle décisif dans l'avenir des relations internationales, les blocs économiques ne tarderont pas à générer de nouvelles formes d'organisation et de pratiques dans le domaine du renseignement économique.

Le XXIe siècle dessine déjà les traits de deux échiquiers complémentaires:

  • L'économie virtuelle

Internet est un échiquier à part entière dont la surveillance et l'analyse du jeu d'acteurs sont déjà complexes. En matière de renseignement, les mots-clés sont interception, piratage et manipulation. Cet élargissement du champ de menaces induit à terme une remise en cause de la doctrine de protection du patrimoine. Dans un monde virtuel sans frontières, l'attaque par l'information est plus efficace que la défense par le droit. L'attaquant a l'avantage de la surprise, du temps réel, de l'économie des forces et des moyens. Le défenseur a le désavantage du temps différé, de la lenteur des procédures judiciaires et du coût élevé des moyens d'investigation à mettre en oeuvre.

  • L'économie spatiale

La compétition acharnée qui touche l'industrie des lanceurs donne un aperçu de l'évolution des rapports de force dans un secteur où la notion d'affrontement était jusqu'ici occultée par les discours sur la coopération scientifique. Stratégie de développement et politique de renseignement risquent à terme d'être indissociables, compte tenu de l'hétérogénéité des acteurs et de leurs objectifs en termes de puissance. L'exemple de la Russie est sur ce point assez démonstratif L'industrie spatiale est un des derniers atouts du Kremlin pour s'affirmer sur la scène mondiale. Moscou en fait à la fois une arme diplomatique, militaire et économique. Autrement dit, les Russes feront tout pour ne pas se faire affaiblir dans la compétition mondiale dans l'industrie spatiale.
Devant l'exposé d'une telle richesse de situations, il est difficile d'admettre que les responsables politiques aient pu réduire de manière aussi caricaturale la réflexion sur le renseignement économique au cadre spécifique d'un conflit militaire ou à l'espionnage industriel du temps de paix. Le bouleversement des rapports de force entre puissances intervenu à la suite de la révolution de 1917 n'est pas étranger à cette approche très appauvrie du sujet.

Renseignement économique et guerre froide

À partir du moment où l'URSS annonce qu'elle souhaite favoriser une révolution mondiale pour renverser les régimes capitalistes à travers le monde, les rivalités économiques entre nations occidentales passent au second plan. La priorité devient la menace soviétique sur l'Occident. Ce changement de grille de lecture a eu deux conséquences principales:

Une loi du silence sur les affrontements économiques entre pays occidentaux devient inévitable pour ne pas donner d'arguments à la propagande soviétique. Cette loi du silence a rendu tabou toute réflexion sur la guerre économique, telle qu'elle existait avant 1917. La société politique comme la société civile a gommé progressivement toute mémoire sur cette problématique. Il en est de même pour les enseignements universitaires qui se vident 10 de toute référence durant la guerre froide . On aboutit ainsi au paradoxe suivant: la négation des affrontements économiques entre démocraties dans un objectif de puissance. Il se déroula pourtant durant cette période des évènements spectaculaires qui prouvaient le contraire. A la fin des années 40, les Etats-Unis utilisèrent des moyens très offensifs en termes de renseignement et d'opérations clandestines (11) dans le but de prendre le contrôle des gisements de pétrole du Moyen-Orient.

Les mesures prises dans le domaine du renseignement économique se focalisent sur l'ennemi principal, à savoir les services de renseignements communistes qui organisent, dès l'entre-deux guerres, un pillage systématique des économies (12) occidentales. En 1981, la publicité faite en France autour de l'affaire Farewell donne une idée assez précise de l'ampleur de ce pillage technologique. Les services de renseignements français avaient profité de la défection d'un agent soviétique pour démontrer, preuves à l'appui, le modus operandi des services de l'Est dans le domaine de l'espionnage industriel.Cette pression exercée par le Bloc de l'Est sur l'Occident a induit une approche très défensive du renseignement économique. Elle a été officialisée en France lors de la parution de l'ordonnance de 1959. La défense économique a été conçue en cas de conflit militaire ou de crise majeure afin d'assurer les besoins vitaux du pays. L'extension de sa définition durant la guerre froide est symbolisée par la doctrine de protection du patrimoine. La Direction de la Surveillance du Territoire a pris ce tournant durant les années 80, en créant une sous-direction chargée de la sensibilisation des entreprises et de la prévention des menaces.

De leur côté, les services de renseignements du Bloc de l'Est n'ont pas limité leur action à la collecte des secrets industriels occidentaux. Ils ont aussi formé des experts pour étudier la nature des affrontements économiques entre pays industrialisés et surtout analyser les stratégies des économies conquérantes. Un transfuge roumain (13) ingénieur agronome de son état, déclare avoir été formé en Bulgarie à cette approche du renseignement économique. On lui demanda notamment d'observer la manière dont le lobby du soja aux Etats-Unis se positionna sur le marché mondial de l'alimentation animale. La recherche de leadership s'échelonna sur une période de temps assez longue durant laquelle le lobby du soja et l'administration fédérale firent cause commune pour affaiblir la concurrence européenne. Il cite pour exemple la désinformation entretenue sur le lupin. Plante concurrente du soja sur le marché européen, la culture du lupin est interdite en 1945 par l'administration militaire américaine sur le sol ouest-allemand.
A la chute du Mur de Berlin, les usines polonaises traitant le lupin, encore cultivé en Europe de l'Est, ont été rachetées par des intérêts américains. Les nouveaux directeurs de ces usines ont déclaré par la suite que le lupin était une plante impropre à l'alimentation animale. Notre système défensif n'était pas orienté à cette époque pour détecter ce genre d'attaque.
La posture défensive générée par l'ordonnance de 1959 a entraîné une vision restreinte du champ des rapports de force économiques. Les différentes circulaires émises par le Secrétariat Général de la Défense Nationale ont orienté les missions de l'administration sur la protection du secret et non sur les initiatives à prendre pour renforcer les positions géo-économiques de la France à l'étranger. En effet, à cause de cette focalisation sur l'espionnage industriel, deux aspects offensifs du renseignement économique ont été tardivement pris en compte:

  • Les stratégies d'influence des puissances concurrentes

En 1995, le SGDN a intégré le terme « influence » dans ses textes sur l'intelligence économique. Mais il ne savait en décrire l'usage qu'à travers les batailles de couloir sur les normes européennes. Lors d'un colloque organisé à Matignon par Edith Cresson sur l'Europe industrielle, des industriels de la chimie avaient admis ne pas avoir su combattre leurs homologues allemands sur la question des normes. Ils reconnurent leur échec en n'ayant pas su créer à temps des « task forces » de juristes susceptibles de contrer le lobbying prolongé des industriels allemands à Bruxelles.

  • Les applications civiles de la guerre de l'information

La multiplicité des cas d'influence et d'attaque par l'information contre des entreprises qui se sont succédés jusqu'à aujourd'hui, a mis en lumière l'importance de cette double dimension offensive dans la réalité des affrontements économiques contemporains. Avec le recul du temps, on constate que des enseignements auraient pu être tirés d'expériences étrangères. C'est justement le cas du Japon. Si les velléités de conquête de l'économie japonaise ont inquiété l'Occident, l'étude des caractéristiques offensives du modèle nippon a été partielle et a finalement conforté dans leurs opinions les responsables de cette vision restrictive du renseignement économique.

La prise en compte relative du modèle nippon

La pénétration des entreprises japonaises sur les marchés intérieurs américain et européen est devenue un sujet d'actualité au début des années 80. Mais la: perception de la menace s'est très vite traduite par une mise en garde contre les opérations d'espionnage éventuelles menées par les envoyés de l'Empire du Soleil Levant. Sans tomber dans « l'espionnite aiguë », les services spécialisés occidentaux ont dû redéployer une partie de leurs forces dans des opérations de surveillance d'une population très diversifiée, incluant aussi bien des personnes d'origine asiatique (ingénieurs en visite, stagiaires, étudiants, ou correspondants des organismes para-étatiques) que des nationaux (consultants, avocats, chercheurs, journalistes, sociétés de renseignement privé) susceptibles d'être manipulés par des intérêts nippons. Les écrits de Pat Choatel6 sur le système d'influence japonais aux Etats﷓Unis ne semblent guère avoir eu d'échos en France. Il est vrai qu'un réseau d'influence au sens propre du terme n'est pas un réseau d'espions mais plutôt une chaîne relationnelle très imbriquée dans le monde économique du pays visé. Les services spécialisés ont une visibilité très relative de ce type d'acteurs car ils ne les intègrent pas forcément dans leur grille de lecture dès qu'il s'agit d'un problème purement économique.

Historiquement, le Japon est pourtant le premier pays industrialisé à avoir bâti autour de l'information le levier fondamental de son essor industriel. A ce titre, il est aussi un des pays précurseurs dans l'emploi tous azimuts du renseignement économique. Durant leur course à l'industrialisation, les Japonais ont développé une approche presque tactile de la fonction renseignement. Dans un premier temps, ils ont manœuvré dans un rapport du faible au fort. L'ère Meiji est une période de ruse, de manipulation du sentiment de supériorité, que l'Occident exprime à l'égard de ce Japon « médiéval », émergent de plusieurs siècles d'autarcie. Pour se développer rapidement, les Japonais n'avaient pas le choix, il fallait aller chercher la connaissance hors des frontières. C'est ce qu'ils ont fait pendant des décennies en prenant ce qu'on leur donnait ou en espionnant ce qu'on leur cachait.

Pour arriver à ce résultat, les Japonais se sont donnés les moyens de tirer les bilans des expériences étrangères, en particulier dans le domaine du renseignement. La culture britannique du renseignement a appris aux Japonais le profit opérationnel qu'une puissance offensive peut tirer de la mobilisation de ses élites intellectuelles. Au XIXe siècle, l'Intelligence Service a recruté ses meilleurs éléments parmi les membres de l'aristocratie britannique. Ceux-ci sillonnaient le monde pour des raisons professionnelles et rédigeaient des rapports sur les éléments qui avaient retenu leur attention dans le cadre de la sauvegarde des intérêts de l'Empire. Les Japonais ont perfectionné cet acquis en généralisant cette pratique aux cadres de leurs grandes entreprises. Ils ont tiré aussi des enseignements précieux de la culture soviétique du renseignement en s'imprégnant des techniques d'influence des élites étrangères et de manipulation de leurs canaux médiatiques. L'universitaire américain Stephen Koch17 résume bien la démarche:
« En bref, ces agents vivaient et travaillaient au grand jour mais appartenaient à un univers qu'il faut qualifier de secret : le monde de la collecte de renseignements, de l'action clandestine, de l'infiltration camouflée, de l'influence cachée, du sabotage silencieux, du chantage discret ( ... ). Cette activité ne se cantonnait pas aux médias ; Mlünzenberg sollicitait aussi les hommes d'affaires qui pouvaient jouer aussi un rôle dans l'espionnage industriel, tant en Europe qu'aux Etats﷓Unis. Par exemple, lors de l'électrification du pays, programme qui obsédait Lénine, la General Electric fut une des premières cibles. »

Les Japonais ont mis à profit ces méthodes d'influence souterraine dans leur approche des centres de décision des pays industrialisés. Aux Etats-Unis, ils ont réussi à noyauter les caisses de résonance de Washington de manière très efficace. La consultante Mindy Kotler, qui animait un réseau d'experts sur la pénétration des entreprises nipponnes aux Etats-Unis, déclarait à ce propos en 1991 qu'il était quasi impossible de critiquer le Japon dans un média américain sans se faire traiter immédiatement de japan basher (18). Cette pression psychologique a diminué depuis dix ans à la suite d'une réaction des cercles de pouvoir américains qui ont mis à profit leur réflexion sur l'expansionnisme nippon (19) en se dotant d'une doctrine de sécurité économique du temps de paix.

L'émergence des doctrines de sécurité économique

La politique offensive du Japon en matière de renseignement économique a incité les Etats-Unis à se doter d'une doctrine de sécurité économique. En janvier 1993, le secrétaire d'état américain Warren Christopher précise l'importance de la démarche : « la sécurité économique américaine devait être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère ».

Comparée au texte français de l'ordonnance de 1959 sur la défense économique, la nouvelle doctrine américaine intègre les rapports de force géo-économiques du temps de paix. Autrement dit, un allié militaire peut être aussi un adversaire économique, potentiel, ponctuel ou durable. Le volet renseignement de cette politique est à la fois défensif et offensif Afin de renforcer la protection du patrimoine scientifique et industriel américain, l'administration Clinton lance le National Industrial Security Program (NISP). Il s'agit d'adapter les entreprises aux nouvelles contraintes de la société ,de l'information. Les américains ont compris que la circulation de l'information en temps réel et le caractère planétaire des communications par Internet imposent un nouveau type de dialogue entre l'administration et les différents acteurs économiques. Cette réflexion sécuritaire débouche d'abord sur des solutions techniques et réglementaires. A titre d'exemples citons la rédaction d'un manuel de référence commun sur les nouvelles procédures de sécurité appliquées aux technologies de l'information, ainsi que l'interdiction aux sociétés étrangères qui ont une participation supérieure à 5% dans une société américaine d'avoir accès à des informations classifiées. Mais l'aspect humain n'est pas oublié, du moins au niveau de la sensibilisation. Le NISP invite tout citoyen américain à considérer l'échange d'informations comme un risque potentiel pour son entreprise.

Mais la doctrine de sécurité, économique américaine renferme aussi un volet offensif que laisse entrevoir une proposition de loi déposée le 25 janvier 1996 par le sénateur Bill Cohen. La section 577 du texte (20) prévoyait en effet que le « vol, la saisie et le transfert d'informations confidentielles par les agences de renseignement américaines ne constituent pas une infraction dans la mesure où ils auront été légalement autorisés ».

Le dispositif offensif déployé à travers le monde par les agences américaines de renseignement repose sur trois mots clés : interception, influence, manipulation. Les rapports de la commission Echelon du Parlement européen ont démontré, que les « grandes oreilles »de la National Security Agency ont servi pour aider des entreprises américaines à remporter des parts de marché aux dépens d'entreprises européennes. Cette collecte d'informations n'est peut-être pas la plus stratégique. Contrairement au renseignement militaire ou géopolitique, la rentabilité globale du renseignement économique américain est très liée à la dimension humaine des problèmes traités. Dans un rapport allié/adversaire, les confrontations sont en général de nature indirectes. C'est le cas des stratégies d'influence où l'objectif à atteindre est de tenir le maximum de leviers de commande de l'économie. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les rapports de force économiques entre puissances ont été dominés par cette multiplication de théâtre d'opérations : influence culturelle et linguistique, influence technologique, influence juridique, influence managériale (conseil, audit, notation), influence morale (corruption, droits de l'homme, écologie), influence multimédiatique (internet), influence réglementaire.

Le concept de perception management (21), mis au point par le Department of Defense et appliqué par la Central Intelligence Agency, donne un début d'éclairage sur les manipulations de l'information qui peuvent intervenir sur ce type d'échiquier. Le renseignement économique moderne est à la mesure de ce monde complexe, au sein duquel les opérations de renseignements touchent une grande variété d'acteurs publics et privés. L'orchestration de ces opérations est aujourd'hui un défi lancé, aux décideurs car elle repose sur une véritable culture de l'information et un sens inné de la stratégie combiné à la fonction renseignement.

Les retombées des tragiques attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington accélèrent la prise en compte de la mutation en cours. La grille de lecture alliés/adversaires s'applique de manière très concrète à la situation actuelle. L'alliance contre le terrorisme est une évidence sur le plan diplomatique et politico-militaire. La vigilance qui doit s'exercer autour du suivi des intérêts économiques français et européens en est une autre. Les politiques de renseignement pour atteindre ces deux objectifs ne sont pas identiques et peuvent même être antagoniques. Les leçons de l'après-guerre du Golfe ne doivent pas être oubliées. Après la défaite de l'Irak, les Etats-Unis ont exploité au maximum leur engagement militaire en obligeant le Koweït, l'Arabie Saoudite et les Emirats, à leur accorder le plus grand nombre de marchés d'armement et de contrats civils. L'opération « Tempête du Désert » n'était pas seulement un acte humanitaire. Nous sommes de nouveau confrontés à une situation similaire. Les Etats-Unis ne manqueront pas d'exercer une pression très forte sur leurs alliés pour reconquérir des aires d'influence géo-économique et renforcer leur suprématie économique. Combattre le terrorisme aux côtés des Etats-Unis et contenir l'offensive américaine sur le plan économique, telle est la difficile équation que doivent résoudre, en ce début de XXIe siècle, les gouvernements de l'Union européenne qui n'ignorent pas que la page blanche du renseignement économique européen reste à écrire.
 

Christian Harbulot
 

 

Notes 

1 Lors de l'affrontement maritime entre les flottes britannique et allemande au large des îles des Falklands, les services de renseignements anglais ont exploité très habilement le décalage de l'information entre l'issue de l'événement et sa parution dans la presse. Leurs relais à la Bourse de Londres ont fait courir le bruit d'une défaite de la Royal Navy. L'effondrement passager des cours de la City leur permit de réaliser ce jour-là une excellente opération financière.

2 Rome contre Carthage, le royaume d'Espagne du XVII siècle contre ses rivaux du commerce triangulaire, l'empire mercantiliste hollandais face aux royaumes rivaux de France et d'Angleterre, la rivalité des empires coloniaux européens...

3 Albert Mathiez, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, tome 1, Payot, 1973.

4 Christian Harbulot, La machine de guerre économique, Economica, 1992.

5 Henri Hauser, Les méthodes allemandes d'expansion économique, Armand Colin, 1917.

6 Aton Zishka, Le Japon dans le monde, Payot, 1934.

7 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, tome 3, Le temps du monde, Armand Colin, 1979.

8 Service de renseignements piloté depuis Londres durant la seconde guerre mondiale par des proches du général de Gaulle.

9 Baptisées « zones grises » par les chercheurs en criminologie.

10 Constatation faite par des professeurs de gestion lors du colloque de l'Association Internationale de Management Stratégique à Lille en 1996.

11 L'un des actes les plus spectaculaires fut le soutien apporté en 1953 par la CIA aux auteurs du coup d'Etat contre le premier ministre iranien Mohammad Mossadegh qui avait nationalisé les compagnies pétrolières étrangères.

12 Au début des années 20, la troisième Internationale a demandé aux partis communistes de créer des réseaux de correspondants ouvriers (les rabcors) dans les usines des pays industrialisés. Le travail des rabcors ne se limitait pas à l'agitation syndicale, les plus motivés d'entre eux « remontaient» aussi de l'information sur les innovations industrielles dont l'URSS avait un besoin urgent pour développer son complexe militaro-industriel.

13 Il aurait été un des conseillers du frère de Ceaucescu au ministère de l'Agriculture roumain.

14 Cette étude a été réalisée par Stratco, filiale à l'époque du groupe parapublic Défense Conseil International et Intelco, département d'intelligence économique de DCI. Elle est intitulée « guerre de l'information » et comporte quatre lots. Le dernier lot rédigé par Intelco porte sur les applications civiles de la guerre de l'information dans le domaine industriel. Son contenu n'a pas été rendu public car il a été classé confidentiel défense.

15 Depuis la fin des années 1980, les grandes entreprises nipponnes sont obligées d'organiser leurs assemblées générales le même jour et sous protection policière pour lutter contre le chantage exercé sur certains actionnaires par le crime organisé local

16 Pat Choate, Agent of influence, A. Knopf, New York, 1990.

17 Stephen Koch, La fin de l'innocence, les intellectuels d'Occident et la tentation stalinienne, 30 ans de guerre secrète, éditions Grasset, 1998.

18 Anti-japonais.

19 Rapport Japan 2000, commandité par la CIA et rendu public en 1991.

20 Cette section 577 ne fut pas retenue lors du vote définitif de la loi Cohen par le Congrès.