L'hégémonie américaine après le 11 Septembre

La revue Le Débat Stratégique éditée par l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales propose dans son n°58 de septembre 2001 un texte de Saïda Bédar sur l'hégémonie américaine dans l'après 11 septembre.
La démonstration de force de la puissance hégémonique américaine dans l'après 11 Septembre nous projettent violemment dans le nouvel ordre mondial et le consensus de Washington fondés sur le constat de la globalisation triomphante et annoncés il y a une décennie déjà.

La guerre au terrorisme va établir un consensus sur la nécessité de la transformation géostratégique comme ajustement à la ? grande transformation qu'est la globalisation, notamment par l' abaissement des barrières du droit et de la souveraineté.

L'après 11 Septembre de toute évidence formalise le nouveau droit à et de la guerre (jus ad bellum et jus in bello). La guerre se justifie désormais par des informations tenues secrètes et recueillies par le renseignement, qui est par excellence un domaine gris en interaction permanente entre le légal et les réseaux criminels. La guerre globale contre le terrorisme bouleverse les critères communément admis jusqu'à présent par la communauté internationale dans la résolution des conflits (les fondements des institutions de Bretton Woods), à savoir le droit international, le dialogue politique et l'aide au développement durable. Sans doute remet-elle également en cause le principe westphalien de la guerre limitée et juste qui a contrebalancé, tant bien que mal, durant l'histoire de l'Etat moderne la conception impériale et coloniale de la guerre totale, d' anéantissement de la résistance locale. Bombarder un pays pour obtenir l' extradition d'un homme soupçonné par les services de renseignement, c'est en effet une innovation en matière de droit international. C'est une action qui a certes des précédents. On peut citer la politique officielle d'assassinats de dirigeants palestiniens des Israéliens, la stratégie de destruction (la ? désurbanisation ) de Grozny par les Russes, ou encore les attaques américaines contre une usine chimique au Soudan et des camps d'entraînement en Afghanistan en 1998. La guerre au terrorisme va valider stratégiquement et légitimer politiquement le recours à la guerre asymétrique du fort au faible . Le recours aux moyens gris , hors droit , que les puissances coloniales - ou proto-coloniales - ont par le passé utilisé secrètement dans leur lutte contre l'adversaire asymétrique (cf. la pratique de la torture et de l' assassinat pendant la bataille d'Alger, l'opération Phoenix de la CIA qui s'est soldée par l'assassinat de 60 000 cadres Viêt-cong), trouve aujourd'hui sa légitimité/rationalité dans l'option de la lutte globale anti-asymétrie (terrorisme, crime organisé, drogue, prolifération, etc.).

Redéfinition grise de la sécurité nationale

Comme Pearl Harbor (une attaque terroriste catastrophique) diviserait notre passé et notre futur en un avant et un après. Les Etats-Unis pourraient répondre par des mesures draconiennes, la réduction des libertés civiques, l'autorisation d' une plus grande surveillance des citoyens, la détention des suspects, le recours à la force létale . [1] Les débats sur la lutte anti-terrorisme avaient jusqu'au 11 Septembre mis en garde contre les effets pervers possibles sur la démocratie américaine. Or le système américain s'ajuste structurellement à l'extension des ? zones grises de la globalisation en remettant en cause les frontières systémiques entre l'interne et l'externe, entre le civil et le militaire, le public et le privé, et inévitablement remet en cause les effets de sanctuarisation juridique et sociale (après le filet de l'Etat providence, les libertés civiques?). La sécurité nationale devient ternaire et renvoie désormais aussi bien à la projection de puissance à l'extérieur qu'à la homeland security et à l'action transnationale. Les agents du FBI sont habilités à mener des enquêtes et à procéder à des arrestations à l'étranger, y compris par enlèvement et sans accord des autorités locales. Le FBI est devenu l'instance juridique américaine transnationale. Par ailleurs les agences de renseignement militaires la NSA et le NRO sont impliquées dans les opérations de protection des systèmes informationnels civils. L'intégration entre le FBI, la CIA et le Pentagone est désormais assurée par un processus interagences institutionnalisé fin 2000 par le plan Counter-Intelligence 21 (CI-21). Ce plan donne les bases constitutionnelles à une refonte du renseignement selon un abaissement des frontières entre l'application du droit américain (american law enforcement) la collecte du renseignement à l'étranger ( foreign intelligence gathering) et l'état de préparation de la défense (defense preparedness).

La sauvegarde des libertés civiques [2] est aujourd'hui sérieusement remise en cause par la guerre au terrorisme (elle avait déjà été entamée par la guerre à la drogue ). L'administration Bush envisage la création de tribunaux militaires spéciaux pour juger les personnes suspectées de terrorisme. Le Sénat a autorisé l'extension du droit du FBI à obliger un serveur d'Internet de communiquer les informations contenues dans les e.mails. George H. W. Bush (le père) a critiqué les restrictions imposées à la CIA depuis 1995 lui interdisant de recruter des tortionnaires et des meurtriers, arguant que l'espionnage est un sale boulot, et on a forcément affaire à un tas de gens répugnants [3].

Le triomphe du métacontrôle social global

L'après 11 Septembre annonce une accélération de la transformation stratégique et une montée conséquente de la puissance hégémonique américaine. La révision de la sécurité nationale selon de nouveaux rapports interne/externe, civilo/militaire et un contrôle américain accru des flux et des réseaux transnationaux - légaux et illégaux - procède d'un réajustement du système américain au système-monde. Par ailleurs l'augmentation des budgets de la défense, qui est désormais acquise (au moins 400 milliards de $ d'ici l'année fiscale 2007) permettra le maintien transitionnel des forces classiques (legacy forces) et le développement des forces de type RMA (infodominance, spacepower, défense antimissile). Quant à la ? campagne d'Afghanistan , elle annonce une nouvelle donne géostratégique en Asie Centrale. Par ces trois effets, la guerre au terrorisme va cristalliser le consensus sur la refonte structurelle de l'appareil de sécurité nationale comme fondement d'un nouveau cycle de l'hégémonie américaine.



Saïda Bédar


[1] Ashton Carter, John Deutch, and Philip Zelikow, Catastrophic Terrorism - Tackling the New Danger , Foreign Affairs, Vol. 77, N°6, November/December 1998.

[2] Depuis la fin de la Guerre civile toute implication des militaires dans la répression de la criminalité (law enforcement) à l'intérieure des frontières est interdite par les statuts du Posse Comitatus (en cas d'attaque nucléaire, le Posse Comitatus est levé, et les militaires, en cas de désordre majeur ou de catastrophe naturelle, peuvent être appelés dans le rôle de soutien aux forces civiles). Par ailleurs, l' impératif d'exclure toute forme d'espionnage des citoyens américains est inscrit dans le National Security Act de 1947 qui interdit à la CIA de prendre en charge des missions de répression de la criminalité et de sécurité intérieure. Le débat de l'époque fait état d'un souci de l'Executif et du Congrès de ne pas créer une Gestapo américaine .

[3] in J. F. O. McAllister, Why the Spooks Screwed Up , Time, September 24, 2001. On peut citer également l'Amiral T. A. Brooks, qui faisant référence aux mêmes restrictions, s' indigne le renseignement américain est entravé par une loi insensée qui nous empêche d'avoir affaire à quiconque se serait rendu coupable de violation des droits de l' homme-comme si on pouvait pénétrer des cellules terroristes en utilisant des missionaires ou des enfants de choeurs . T. A. Brooks, Did Intelligence Fail Us ? , Naval Institute Proceedings, October 2001.