Interview de l'Amiral Lacoste réalisée le 6 Avril 2001 par Infoguerre.com
Amiral, pour vous la Guerre Economique est-elle une réalité ?
Oui c'est évident, c'est une réalité, même s'il faut rester prudent sur la signification et la portée du mot " guerre ". C'est une hyper-compétition qui peut dégénérer en agressivité, voire en véritables hostilités dans certaines circonstances.
Pouvez-vous nous donner une définition de la Guerre Economique?
La Guerre Economique est l'une des traductions de la globalité de la shère économique ; désormais la concurrence ne se limite plus aux marchés locaux et nationaux, les acteurs économiques sont confrontés au marché mondial avec des enjeux qui n'ont plus rien à voir avec les précédents. Certaines entreprises multinationales, transnationales sont aussi riches, parfois plus riches que les Etats; la compétition est donc beaucoup plus rude à notre époque qu'à d'autres moments de l'histoire.
Peut-on citer un exemple pour illustrer vos propos?
Un des plus connus est le quasi monopole que Boeing a longtemps exercé sur la construction d'avions civils. C'est un exemple très intéressant, car il montre que cette situation de monopole a provoqué un sursaut salutaire de la part des Européens, et qu'on est passé du monopole à un duopole entre Airbus et Boeing. C'est un rééquilibrage dans une compétition économique tellement féroce qu'on a peut la qualifier de "guerre" ; mais comme nous avons désormais un autre champion capable de jouer dans la même catégorie que Boeing, je pense que le jeu est rééquilibré et que ni l'un ni l'autre n'ont intérêt à " tuer " l'adversaire. Le plus grand danger c'est quand un seul gros champion écrase tous les autres.
Quels sont pour vous les menaces et les enjeux de la Guerre Economique?
Les enjeux de la Guerre Economique, à l'inverse de la guerre militaire, sont avant tout ceux de la richesse. Il s'agit moins de prendre et d'occuper des territoires, de contrôler les populations, que de tirer des bénéfices financiers et commerciaux, d'engranger les ressources qui sont, en fin de compte " le nerf de la guerre ". La Guerre Economique a pour but d'être les premiers dans les secteurs les plus rentables, aujourd'hui ceux des services, la banque, l'assurance, les télécommunications etc.
Pour ceux qui perdent cette guerre le risque est celui de la destruction du tissu économique. En lieu et place des blessés et des morts de la guerre militaire ce sont des entreprises qui disparaissent et des nouveaux chômeurs ; en lieu et place de villes ravagées ce sont des friches industrielles et des activités qui désertent le pays.
Quelle est la place la France et l'Europe dans ce nouveau contexte?
Pour les puissances moyennes, comme la France qui est cependant le 3eme exportateur mondial, le seul moyen de lutter efficacement face au dynamisme et à l'expansion des entreprises transnationales, essentiellement d'origine américaine, c'est de leur opposer un bloc européen. Seule une alliance économique des entreprises au niveau européen permet d'atteindre la taille critique suffisante pour contrebalancer le gigantisme des entreprises américaines. C'est comme en boxe, il faut que l'Europe possède des champions dans toutes les catégories, il faut avoir des poids lourds, mi-lourds, savoir qu'un poids coq ne se mesure pas à un poids lourd, mais qu'il est capable de gagner contre ses semblables, même s'ils sont américains ou japonais.
Quel est le rôle des institutions françaises et Européennes dans ce contexte de Guerre Economique?
Le problème du rôle de l'Etat est une véritable question de fond, en particulier pour nous les Français, car notre culture, nos traditions centralisatrices, jacobines, nos structures héritées du système Napoléonien, conduisent les fonctionnaires à tout vouloir réglementer et régenter. Nous avons été aussi profondément influencés par les théories et les pratiques du marxisme léninisme, par l'esprit de système qui privilégie les structures pyramidales. La fin de la guerre froide, c'est la victoire du modèle libéral et l'échec du modèle socialiste étatique.
L'Etat a t-il un rôle à jouer auprès des entreprises françaises ?
Mais oui. Cela ne veut pas dire que l'Etat n'a pas son rôle à jouer. Au cours des dix dernières années, l'Etat américain, le plus libéral de tous idéologiquement du moins, a exercé une influence majeure sur l'économie nationale sans avoir l'air d'être directif parce qu'il a pratiqué une coordination intelligente et souple. C'est l'exemple d'un comportement moderne que les politiciens et les fonctionnaires français et Européens devront suivre.
Comment l'Etat doit-il jouer ce rôle?
Je le répète, le défi est au niveau de l'Europe. Il n'y a pas d'un côté la France et de l'autre les Etats-Unis ; il y a un le système européen où l'on trouve des " champions " qui ont une culture qui va dans le bon sens. C'est surtout le cas dans deux pays : la Grande Bretagne qui cultive la subtilité, le raffinement dans la conduite des affaires, avec la bonne dose d'hypocrisie qui est à certains égards nécessaire, et l'Allemagne qui a une longue tradition fédérale, marchande - la ligue Hanséatique, le système intégré banque-assurance-industrie - tout à fait intéressante. Nous devons mettre en commun les différentes cultures européennes pour bâtir un système nouveau ; face au champion américain, la Guerre Economique sera alors faite à la fois d'affrontements et de partenariats dans une compétition ouverte où les mauvais coups seront interdits parce chacun aura intérêt à suivre les règles du jeu établies d'un commun accord.
Les entreprises françaises sont-elles préparées à cette Guerre Economique?
Lourdement handicapées par des siècles de protectionnisme, - le " pacte colonial " à la Française - et de dirigisme étatique, les entreprises françaises n'étaient pas préparées à ces logiques d'affrontement. Depuis 20 ou 30 ans, elles ont du adopter de nouvelles méthodes pour survivre ; la plupart d'entre elles l'ont fait avec bonheur, si bien qu'aujourd'hui, en France, ce sont les entreprises qui doivent apprendre à l'administration et à la société civile comment se comporter dans cet environnement économique hyper concurrentiel.
Que pensez-vous de l'émergence de sociétés spécialisées dans la gestion offensive de l'information?
C'est une très bonne chose car elles jouent un rôle de formation, d'information, d'éveil et de conseil, ce que l'Education Nationale et les autres structures étatiques n'ont pas su faire. C'est le système plus que les hommes qui est en cause ; le besoin est là et devant la carence de l'Etat il est heureux que des initiatives privées aient pris le relais. Il faut que le Gouvernement ne considère pas ça comme une ingérence mais qu'il en profite pour se décider à faire évoluer la société, à commencer par sa propre administration qui doit se mettre à l'écoute et accepter de combler ses lacunes.
Guerre Economique composante de la Guerre de l'Information ou l'inverse?
Je dirais plutôt que la Guerre de l'Information est un des outils, une des modalités de la Guerre Economique ; au même titre qu'elle entre en jeu dans les affrontements de la politique politicienne, dans les conflits militaires et dans les conflits sociaux. Pour chaque stratégie d'affrontement il y a une composante " information ".
L'information est donc un enjeu stratégique?
L'information est un enjeu stratégique fondamental d'autant plus intéressant que c'est un facteur transversal, qu'on retrouve à tous les stades. Elle se décline sous différentes formes - communication, ordres, compte-rendus, renseignements, propagande, désinformation,... - mais elle est toujours indispensable. Cela s'applique à toutes les activités économiques, politiques, militaires, sociales ; cela s'appelle aussi connaissance, savoir et compréhension, qui sont autant de conditions nécessaires à la prise de décision et à la conduite de l'action.
Les entreprises ont-elles suffisamment conscience de cet enjeux?
Les entreprises ont de plus en plus conscience de cet enjeu, mais elles se retrouvent parfois dans l'incapacité d'agir ou de réagir. C'est par exemple le cas de la SNCF qui est confrontée à la puissance de manipulation de l'information par deux syndicats trotskistes minoritaires parfaitement experts dans les techniques de contrôle des foules et d'exploitation des médias.
Pour conclure, Amiral, quelles sont les perspectives pour la France, l'Europe et les acteurs économiques dans ce contexte de Guerre Economique?
Les Français doivent sortir de leur isolement culturel, qui confine parfois à l'autisme. Ils doivent être beaucoup plus à l'écoute des autres, leurs " élites " doivent faire preuve de plus d'humilité face aux faits et doivent être conscientes que la morgue qui leur est si souvent reprochée par les étrangers est extrêmement contre productive. Mais nous ne devons pas pour autant renoncer à exprimer nos points de vue, à apporter nos idées, qui sont souvent originales et constructives, à condition de le faire avec plus d'humilité et de retenue, en cessant d'être convaincus de la supériorité de noter, savoir et de nous poser en éternels donneurs de leçons.
Amiral Lacoste, merci.
Merci.