Une tentative de lecture postcommuniste de la globalisation du monde a propos du livre "Empire" de Toni Négri et Michel Hardt sur la globalisation du monde.
La traduction du livre " Empire " de Toni Négri et Michel Hardt vient d'être éditée par Exils. Cet ouvrage décalé est un outil de combat intellectuel qui mérite quelques commentaires.
Ancien dirigeant italien du mouvement Autonomie ouvrière, Toni Négri est un des théoriciens du gauchisme italien des années 70. Son ouvrage est instructif sur plusieurs points. Le point fort de la démarche des deux auteurs est d'avoir écrit un essai conçu comme une nouvelle grille de lecture du monde actuel. Ils le présentent comme un nouveau manifeste communiste. Cette volonté de se hisser à un niveau de pensée globale est en phase avec le contexte actuel. Cet effort mérite d'être souligné. Il est à mettre en parallèle avec une des faiblesses majeures de la science politique occidentale, c'est-à-dire l'incapacité chronique de dépasser le langage politiquement correct bâti patiemment durant la guerre froide. Sciences Po Paris aborde la problématique de la superpuissance américaine sous la forme d'un discours très "quai d'Orsay", à savoir les relations turbulentes avec un allié incontournable(1). Il est inutile d'y chercher la moindre trace de recherche sur la problématique alliés / adversaires. Il s'agit pourtant d'une des clés de lecture pour déchiffrer les relations géoéconomiques entre les Etats-Unis, l'Europe et l'Asie depuis la chute du Mur de Berlin.
Commencé après la guerre du Golfe et terminé avant le début de la guerre du Kosovo, "Empire" se présente comme une grille de lecture pluridisciplinaire(2). Elle nous donne à la fois un aperçu sur l'évolution du mode de production capitaliste et un bilan sur son contrôle mondial des sources de richesse et de l'exploitation du travail humain. Mais " Empire " est aussi une démonstration exemplaire de la carence de l'analyse marxiste sur plusieurs éléments déterminants de l'Histoire mondiale :
1. L'absence de prise en compte des rapports de force géoéconomiques dans l'interprétation de l'Histoire. Le matérialisme historique n'explique pas pourquoi certains peuples issus de territoires où il était impossible de développer une économie de subsistances ont été obligés d'en attaquer d'autres qui possédaient ces ressources. Cette analyse que les courants totalitaires d'extrème-droite ont reprise en mettant en avant la nécessité de l'espace vital a paralysé plus d'un penseur. C'est notamment le cas du grand historien français Fernand Braudel qui évoque la notion d'empire et d'économie-monde(3). Un empire est une conjugaison de facteurs objectifs et subjectifs dans lesquelles les guerres sont un mal que l'humanité doit assumer.
2. L'impasse sur l'enjeu des modes de vie et des divergences culturelles. Négri et Hardt ne donnent aucune clé sur la nature des affrontements qui voient le jour aujourd'hui à partir de divergences sur les modes de vie et les cultures locales. Lorsqu'un groupe mondial de la grande distribution décide de positionner sa stratégie compétitive des 20 prochaines années sur la notion de mode de vie, il ne s'agit pas d'une anecdote. Le mode de consommation américain n'est pas forcément applicable dans d'autres parties du monde. Les Etats-Unis sont au 23ème rang mondial d'espérance de vie masculine selon l'Organisation Mondiale de la Santé. L'obésité touche de larges couches de la jeunesse défavorisée. La diététique américaine est un discours qui masque les multiples dégâts de l'alimentation proposée par les grands groupes agro-alimentaires américains en termes de santé. Ces dégâts colatéraux ne doivent pas nous faire oublier des mutations sociologiques nuisibles comme l'éducation alimentaire des jeunes américains qui sont conditionnés, dès l'école primaire, à des gestes réflexes de consommation qui les éloignent des repas familiaux et déséquilibrent leur croissance. Ces dérapages ne sont pas anecdotiques. Il s'agit de véritables lignes de fractures entre le mode de vie américain et d'autres modes de vie. Le nôtre en particulier.
3. Les multiples échecs des courants marxistes, l'impossibilité du socialisme dans un seul pays oblige les deux auteurs à se replier sur un militantisme virtuel dilué dans l'aspiration au statut irrécupérable de citoyen du monde. Ancien militant catholique, Toni Négri n'a pas oublié certaines de ses racines. Pour faire croire à un message, il faut toujours des emblèmes. Il nous en donne une, celle de Saint François d'Assise. Cette "vie joyeuse" contre la corruption et la volonté de pouvoir, à laquelle aspire les deux auteurs comme nouvelle philosophie du combat communiste, est un vœu pieux certes mais c'est d'abord la parole d'un militant vaincu par un système plus fort que lui.
La lecture de cet ouvrage peut-être complétée par celle de Vincent Jauvert "L'Amérique contre De Gaulle" , pour lequel nous vous proposerons, dans les prochains jours, un court commentaire.
(1) La problématique que certains n'hésiteraient pas à qualifier de dialectique alliés/adversaires n'est encore étudiée dans de très rares endroits comme par exemple à l'Ecole de guerre économique à Paris.
(2) Philosophie, économie, histoire, sociologie, science politique, idéologie...
(3) Fernand Braudel, "civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVè-XVIIIè" ; troisième tome, le temps du monde, éditions le Livre Poche, 1993.
La quatrième de couverture :
"Tout autant qu'une analyse, Empire est un essai "utopique" de philosophie politique, une tentative d'écrire un nouveau "Manifeste communiste" pour notre temps. Etudiant les régimes d'exploitation et de contrôle qui caractérisent l'ordre du monde, les deux auteurs cherchent à définir un modèle alternatif, un fondement théorique pour parvenir à une société réellement démocratique. Parce que nous assistons aujourd'hui à la transformation de l'idée et des pratiques de souveraineté (globalisation, fin de l'Etat-nation, contrôle biopolitique des individus, affirmation de la puissance américain, etc.), un nouveau champ politique émerge, domine par l'Empire. Face à lui, s'élèvent une volonté et un désir pluriel que Michael Hardt et Antonio Négri définissent par le concept de "multitudes", qui ne recouvre pas une classe sociale.
Ce livre offre donc la première explication globale et profonde de la mondialisation en cours. Publié aux Etats-Unis par Harvard University Press en avril 2000, il a reçu un accueil très favorable:
- "Un livre extraordinaire, avec une grande profondeur intellectuelle et un rare sens de l'Histoire, qui dévoile le système qui émerge." Saskia Sassen, sociologue
- "Un tour de force qui vise à refonder une téléologie des combats à venir." Etienne Balibar, philosophe
- "Utilisant tour à tour Wingenstein, Spinoza, Marx, la guerre du Viêt Nam et même Bill Gates, Empire propose une analyse iconoclaste du monde globalisé." Leslie Marmon Silko, sociologue.
Michael HARDT est professeur associé de littérature à l'Université de Duke (Etats-Unis).
Antonio NEGRI, philosophe italien connu pour ses travaux sur Descartes, Spinoza, Leopardi et Marx, passe actuellement ses nuits à la prison de Rebibbia, à Rome. Il a été professeur associé à Paris-VII et professeur de sciences politiques à l'Université de Padoue."
Cliquez sur la couverture pour commander cet ouvrage avec notre partenaire :