Si nous sommes encore loin du compte, plusieurs signaux faibles laissent présager un dépassement progressif de ces obstacles culturels. La pression de la mondialisation des échanges, le changement des règles du jeu entre les puissances, et l'émergence de l'intelligence économique dans la direction des entreprises donnent aujourd'hui à la connaissance une dimension qu'elle n'a jamais eu auparavant dans la conduite des affaires. La connaissance n'est plus seulement un instrument d'innovation, elle est devenue une arme décisive de la compétition.
Les retombées de la géoéconomie sur le knowledge management
Depuis l'effondrement du système soviétique, la plupart des experts internationaux reconnaissent que, dans les pays industrialisés d'Occident et d'Asie, la rivalité économique l'emporte sur toutes les autres formes de rapport de force. Ce nouveau contexte oblige les pouvoirs exécutifs à maîtriser un champ de connaissances de plus en plus complexe et contradictoire. Prenons l'exemple d'un pays comme la France. Depuis la guerre du Golfe, elle s'est vue contestée sa présence commerciale au Moyen-Orient et en Afrique de l'Ouest par des pays alliés qui restent ses plus fidèles partenaires dans les accords de défense géostratégiques élaborés dans le cadre de l'Otan. Cette situation paradoxale oblige les autorités françaises à gérer en « double commande » les connaissances sur zone en faisant une distinction entre les connaissances utiles sur le plan militaire et les informations utiles sur le plan géoéconomique.
Dans un cas comme dans l'autre, les objectifs à atteindre dans le cadre de la préservation de l'intérêt national peuvent être profondément divergents. Les administrations comme les entreprises sont confrontées à ce problème de gestion des connaissances. La définition émise par le Congrès américain sur le comportement « patriotique » dans ce domaine : « une entreprise est américaine lorsqu'elle défend les intérêts des Etats-Unis d'Amérique », laisse entrevoir la dose de subtilité nécessaire pour adapter le knowledge management des firmes concernées à ce type de situation. Il ne s'agit plus seulement de traiter les données recueillies sur le risque-pays ou l'agressivité des concurrents potentiels mais il faut aussi identifier toutes les synergies d'acteurs publics et privés, l'action des réseaux d'influence déployées sur le terrain et les manipulations possibles d'acteurs neutres comme des ONG ou des associations de citoyens.
Au niveau local, on retrouve de plus en plus cette logique de « double commande » qui touche à la fois les entreprises et les organisations territoriales. La région du Nord - Pas de Calais est un cas exemplaire. Toutes les initiatives d'amplitude européenne sont tracées par les opérateurs britanniques et flamands qui sont les premiers à offrir leurs services pour trouver des capitaux à Bruxelles. Cette attitude n'est pas une simple activité de business. La collecte des capitaux permet à nos amis britanniques et flamands de se positionner an amont des projets de développement régional. Par cette position dominante acquise dans l'élaboration des projets, ils ont un rapport de force favorable pour veiller au mieux à une implication de leurs entreprises dans la phase de réalisation et dans le suivi des résultats. Une telle efficacité implique une vision transversale des enjeux économiques. Les grands acteurs économiques français de la région Nord - Pas de Calais n'ont pas démontré un tel niveau de connivence dans l'anticipation des enjeux géoéconomiques locaux. Les divergences politiques et les traditions du patronat lillois maintiennent les acteurs économiques dans une vision de l'innovation et du développement centré sur le métier. Si la direction d'Auchan fait beaucoup d'efforts pour transmettre la connaissance du métier aux nouvelles générations, il est encore très absent de ces stratégies de positionnement transversal élaborées par les britanniques et les flamands.
Infoguerre et perception management
La société de l'information démultiplie les opportunités de marchés mais rend beaucoup plus complexe la lecture des rapports de force concurrentiels. Dissocier le knowledge management de ce contexte conflictuel à géométrie variable aboutit à une lecture très partielle de l'environnement des entreprises et des problématiques de développement en termes de compétition dure. Dans ce domaine comme dans d'autres, les Etats-Unis nous donnent une idée assez précise de la marche à suivre. Le secteur considéré comme le plus stratégique dans la chaîne de l'information anglo-saxonne est la fusion des données. Autrement dit ce tout qui se trouve en amont du processus de création et de circulation de la connaissance. Certains observateurs industriels ont noté que les compagnies américaines et israéliennes spécialisées dans les nouvelles technologies de l'information liées à l'infoguerre acceptaient de concéder du terrain dans la maîtrise des communications mais refusaient de communiquer sur ce sujet.
Mais l'arme de la connaissance ne se limite pas à un usage offensif de son contenu. Elle est aujourd'hui mise en oeuvre par les entités les plus offensives sous l'appellation de perception management. Derrière cette formulation édulcorée se dissimulent les méthodologies de déstabilisation d'une cible par la connaissance et les techniques de manipulation psychologique. Ces cibles peuvent être de toute nature et les entreprises en sont pas exclues du théâtre d'opérations. Les services de renseignement américains recrutent aujourd'hui des spécialistes civils du management de la persuasion pour être capable de faire face aux nouvelles logiques d'affrontement de l'infoguerre.