Cette affaire relevait du conflit traditionnel : la liberté de la presse contre le secret de fabrication.
Notre propos n'est pas ici de commenter une décision de justice mais d'expliquer comment une multinationale, partie civile devant un tribunal, a pu être déboutée face aux manoeuvres, peut être indélicates, d'un individu.
Etudiant sans emploi, Robert Lane est un passionné des voitures de marque Ford et possède plusieurs véhicules Mustang. Il est également l'auteur de publications relatives à cette marque.
En février 1998, il ouvre un site internet www.FordWorldNews.com dédié à son véhicule favori. Les responsables de Ford motor's, ravis de son initiative, lui fournissent de la documentation sur les modèles commercialisés et lui donnent accès au site internet Presse de l'entreprise, accessible aux journalistes spécialisés.
A la fin de l'été 1998, R.Lane reçoit sur son site, de manière anonyme(Il le déclarera sous serment lors du procès du 30.08.99), des documents confidentiels concernant les nouveaux moteurs, leurs caractéristiques, et leur consommation d'essence ainsi que des problèmes de sécurité sur certains véhicules. Dans le même temps, des propriétaires de Ford Mustang l'informent par messagerie électronique de leurs critiques à l'encontre de ce véhicule.
La direction de Ford Motor's lui demande de retirer toutes ces informations susceptibles de porter préjudice à l'entreprise. Lane refuse. La compagnie diffuse alors une note de service interne de mise en garde à l'encontre des employés qui feraient parvenir des informations à Lane. Au mois d'octobre l'entreprise lui demande de changer le nom de domaine du site internet de façon à ce que la marque Ford n'apparaisse plus. Dans le même temps son droit d'accès au site Presse de la firme lui est supprimé. Lane menace alors la direction de Ford Motor's de présenter sur son site des photos jugées sensibles. Un accord intervient entre Lane et la direction de l'entreprise : aucun document confidentiel ne sera présenté sur le site sans l'accord de Ford Motor's.
R.Lane obtempère et rebaptise son site : www.BlueOvalNews.com. Ce nouveau nom n'est pas du goût de Ford Motor's car l'ovale sur fond bleu est en fait le logo de Ford. A la fin de l'année 1999, un conflit latent s'installe.
Lane est-il surpris et déçu de la réaction de Ford Motor's ? En tout cas, il comprend très vite l'intérêt que son site internet soulève d'une part chez les propriétaires de Ford Mustang et les consommateurs américains et d'autre part il appréhende également la puissance de frappe informationnelle du réseau internet. Il va donc restructurer son site destiné au profit exclusif des clients de Ford ; le thème majeur sera la voiture et plus particulièrement la Ford Mustang Cobra.
Pour Lane, il ne s'agit pas de détruire cette entreprise mais au contraire de créer un équilibre entre le consommateur et Ford Motor's en montrant, en expliquant, en informant le plus précisément possible le consommateur afin qu'il puisse faire son choix (" Welcome to BlueOvalNews.com " sur la page d'accueil du site.). Plusieurs rubriques sont donc présentées allant de l'actualité ouverte à la source secrète (underground news), en passant par l'histoire de l'entreprise, des photos de véhicules anciens, des informations sur les nouveaux moteurs, sans oublier les péripéties du procès du 30 août 1999 ainsi que les différentes adresses pour contacter BlueOvalNews.com. Chacune de ces rubriques renvoie à des paragraphes contenant des explications ou des textes appropriés.
Sa démarche s'appuie sur quatre points essentiels :
1. Un argumentaire simple : La Ford Mustang est une voiture mythique et chère. Ses propriétaires doivent avoir en retour une qualité, de la puissance et une fiabilité totale. Or il se trouve qu'effectivement cette voiture a des problèmes techniques d'échappement et de compactage du moteur.
Son argumentation est donc aisément vérifiable et reprend des avis partagés.
2. Une création de sources d'informations et de relais au moyen :
D'appels systématiques au témoignage des propriétaires de véhicules de marque Ford qui peuvent répondre soit par e-mail, soit par courrier postal, soit par fax ou plus discrètement et d'une manière anonyme (fax4free.com).
De forums spécialisés relatifs au type du véhicule ou à des enquêtes sur la base de dix questions auxquelles peuvent répondre les propriétaires ; le but étant d'élaborer des statistiques dont les résultats serviront à dénoncer telle ou telle difficulté technique de certains véhicules.
De relais, en présentant sur son site des liens permettant à d'autres sites comme Mustang world ou Corral détenteurs d'informations sur le véhicule Ford Mustang (pièces de vilebrequin, puissance, échappement, suspension..) de se faire connaître en précisant le sujet de leur désaccord
3. Un vecteur d'attaque : la Ford Mustang Cobra, véritable cheval de Troie qui permettra à Lane de révéler au public les problèmes techniques de ce véhicule et les dysfonctionnements internes de l'entreprise ce qui décidera Ford Motor's à porter plainte contre BlueOvalNews.com.
4. Une mise en avant d'une certaine expertise : s'appuyant sur son passé de journaliste Spécialisé auprès de Ford Motor's, Lane publie des articles dénonçant les difficultés de la firme grâce à ses sources secrètes (documents from deep throat) ; bon nombre de vrais journalistes considèrent ces écrits comme crédibles.
Le conflit éclate le 12 juillet 1999 lorsque BlueOvalNews.com présente sur son site plusieurs problèmes techniques de la Ford Mustang Cobra ; des documents provenant anonymement de l'entreprise confortent bien entendu la position technique face à ces problèmes.
Le même jour en fin d'après midi Ford Motor's demande la suppression de ces articles ; BlueOvalNews refuse. Fin juillet, Lane présente un article qui dénonce l'intervention de Ford auprès du gouvernement fédéral afin d'abaisser certaines normes d'émission de gaz d'échappement sachant que des nouveaux moteurs seraient déjà interdits dans au moins quatre Etats fédéraux car jugés trop polluants. Fin août, la firme automobile assigne Lane en justice et un premier jugement lui interdit d'exploiter temporairement son site. Malgré cela, plus de quarante documents confidentiels paraissent sur le site et Lane présente cette suspension comme une atteinte à la liberté de la presse. Ford Motor's informe le fournisseur d'accès du site BlueOvalNews de l'illégalité de la situation ; le site est déconnecté durant le week end.
Lane dénonce aux médias l'intervention de la firme qui ne reconnaît pas les faits. Un avocat C.Mark Picknell lui propose d'assurer sa défense tout en expliquant à la presse que " c'est une affaire très importante "
Le 30 août 1999, la Cour du District du Michigan à Détroit ordonne la reconnexion du site précisant que Ford Motor's, qui a reconnu les faits, a outrepassé ses droits ; le jugement du 7 septembre 1999 consacre la primauté du premier amendement : " ..que le premier amendement à la Constitution des Etats-Unis qui protège les médias traditionnels comme les écrits et la télévision protège également les informations circulant dans le cyberspace.. " ( " in this case, the battle is won by the first amendment " Judge Nancy Edmunds.) tout en interdisant à Lane de présenter sur son site tout document ou information même anonyme provenant de la firme Ford Motor'. Un mois plus tard, BlueOvalNews fait appel et demande à Ford 15 millions de dollars de dommages et intérêts pour avoir illégalement demandé la fermeture du site.
Dans cette affaire, La firme automobile a beaucoup souffert. En effet les différents documents mis en ligne ont révélé au grand jour les difficultés technologiques, financières, sociales et économiques internes de l'entreprise ; elle a été mise à nu. Son image extérieure a subi une grave atteinte car elle a voulu réduire à néant un individu qui critiquait la qualité de ses produits, elle a agi illégalement (ce qui aux Etats-Unis est en soi scandaleux) contre lui et qui plus est a menti aux médias. Cette attitude a mobilisé plusieurs associations de consommateurs. Aujourd'hui, l'entreprise Ford Motor's est fragilisée. Ses clients potentiels s'interrogent sur la fiabilité et la sécurité des véhicules ; quant aux concurrents ils attendent peut-être le moment opportun. Le président actuel de Ford, Jacques Nasser, a semble-t-il tiré des enseignements de cette attaque en créant le Consumer insight Center ( centre de découverte du client) ou plusieurs chercheurs du Ford Research Laboratory étudient et analysent les attentes des consommateurs dont certains viennent avec leur voiture afin d'expliquer ce qu'ils aiment ou n'aiment pas (Mensuel Management, octobre 1999, page 30).
Quant à R.Lane, individu seul ou partie émergée d'une entreprise de manipulation, on constate qu'il a réussi à déstabiliser une grande firme internationale. Il a su exploiter très rapidement les critiques à l'encontre du moteur de la Ford Mustang Cobra qui lui ont permis de se bâtir une aura de personnage crédible, et de le légitimer pour tout ce qui relevait de l'entreprise Ford Motor's. Point de passage obligé, il mettra en oeuvre à partir de son site une campagne médiatique qui lors du procès lui assurera la sympathie de tous pour sa lutte au nom de la liberté de la presse sanctifiée par le premier amendement.
Cette opération est exemplaire au sens où elle a utilisé nombre d'ingrédients nécessaires pour fragiliser une entreprise : connaissance de l'objectif, gestion et relais des sources internes, appuis médiatiques renforcés par une décision de justice présentée comme favorable à l'intéressé, maîtrise du réseau internet et surtout choix d'un thème porteur et approuvé par le plus grand nombre. La démarche de Lane a été certainement favorisée par les documents internes à l'entreprise et la solidarité des propriétaires de Ford Mustang ; mais c'est surtout la pression de l'information permanente et actualisée qui a déstabilisé la firme.
Ici il apparaît que c'est un individu qui est à l'origine de cette déstabilisation. Qu'en serait-il s'il s'agissait d'une organisation structurée et expérimentée en la matière ? Le risque existe. Même si les règles juridiques et la passion de la liberté individuelle sont différentes aux Etats-Unis, la démonstration sur un autre registre est parfaitement possible en France et en Europe.
Alain TIFFREAU