Par Laurent Murawiec consultant international, professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales
Les révolutions militaires prennent historiquement racine dans une déroute, une menace, un bouleversement socio-politique, ou encore une innovation civile. En l'occurrence, il s'agit de la migration dans la sphère militaire de plusieurs révolutions civiles concomitantes, dans le cadre de la migration séculaire de la guerre vers les territoires situés en amont de la bataille. Rien d'étonnant pour qui s'accorde avec Karl von Clausewitz pour penser que rien ne ressemble plus à la guerre que le commerce.
LA "SOUPE PRIMITIVE"
La révolution numérique (électronique, informatique, télécoms), grâce à la croissance exponentielle des rapports effets/masses, de la productivité de l'information organisée en flux d'électrons, de la miniaturisation, de l'insertion des microprocesseurs dans une infinie palette d'équipements et leur application à un éventail non moins infini de tâches, a permis une dématérialisation des activités, leur déterritorialisation et leur désintermédiation. La compatibilité généralisée engendrée par le numérique a permis la fédération des réseaux, la création d'Internet et de ses sous-régions (extranet et intranet), et la constitution de la cybersphère comme dimension à part entière de l'activité humaine : c'est d'ailleurs au sein de la cybersphère qu'existent et circulent les activités pionnières à plus forte valeur ajoutée.
Une révolution managériale et organisationnelle a remplacé la structure pyramidale, hiérarchique et concentrique, de l'entreprise, qui était toute semblable, depuis un siècle et plus, à l'organisation d'une division militaire, en aplatissant les hiérarchies, en désintermédiant les relations internes, en modularisant l'organisation, par la mise en réseau d'unités quasi autonomes, centres de profits déconcentrés et décentralisés, mais auto motivés, souvent externalisés et capables de se fédérer ponctuellement, sur objectif La bureaucratie cède à la circulation de l'information les flux sont tendus, les cycles d'activités bien plus rapides et ramassés.
L'État, enfin, a commencé de se dévêtir des fonctions et des aires que les guerres chaudes et froides du
LE "BROUILLARD DE LA GUERRE*"'
Certains prirent rapidement conscience de l'ampleur du phénomène, au premier chef Bill Perry, alors directeur de la DARPA, l'agence du Pentagone chargée de faire naître les armes exotiques de l'avenir, plus tard secrétaire à la Défense.
N'écrivait-il pas, en 1978, cette prédiction étonnante que les États-Unis " approchent très rapidement (des trois objectifs suivants) : être capable de voir à tout moment toutes les cibles de haute valeur qui se trouvent sur le champ de bataille, être capable de frapper directement toute cible que nous voyons, et être capable de détruire toute cible
que nous sommes capables de frapper (de sorte que) nous rendions intenable à presque toute force militaire moderne une présence sur le champ de bataille"
Quelques années plus tard, le numéro deux de l'état-major interarmes, l'amiral William Owens, ajoutait: "Vers l'an 2005, nous pourrions être techniquement capables de détecter à peu près 90 % de tout ce qui a une importance militaire à l'intérieur d'une zone géographique étendue (par exemple un carré de 200 miles de côté). En combinant (la détection) avec le traitement des données par notre " C4I " nous obtenons la dominance dans la connaissance de l'aire de bataille. C'est une nouvelle conception de la guerre qui nous donne une compréhension de la corrélation des forces basée sur une perception intégrale de la localisation, de l'activité et des rôles et des schémas opérationnels des forces amies et ennemies, y compris la prédiction précise des changements à intervenir à court terme"
Au coeur de la RAM se trouve l'organisation en réseau. C'est le maillage informatique en temps réel, avec ses relais et son traitement informatique en temps réel, qui permet de surmultiplier les forces et leur productivité.
LES PRINCIPAUX MOYENS MIS EN OEUVRE:
la détection : une panoplie de capteurs miniaturisés couvrant des segments multiples du spectre : acoustiques, thermiques, électromagnétiques, visuels, etc. La fusion des données numériques transmises et relayées en temps réel permet un traitement largement informatisé, où l'intelligence artificielle a un rôle (reconnaissance automatique, etc.) ;
- la précision à longue portée: la géolocation/géopositionnement permise par les systèmes GPS, alliée à d'autres systèmes de reconnaissance et d'identification, permet une navigation et une frappe terminale de toute précision à des munitions lancées à très grande distance : allonge supérieure, masse plus faible pour une productivité militaire supérieure, vulnérabilité moindre ;
- munitions intelligentes: la baisse du coût du silicone permet l'emploi d'équipements sophistiqués, et de configurer les salves ou les tirs selon les cibles ;
- tout cela exige la fusion des données et des architectures informatiques très performantes permettant de transformer en informations exploitables l'énorme masse de données numériques traitée et ce, en temps réel ;
- l'usage intensif de la réalité virtuelle et de la simulation : il devient possible de représenter graphiquement en trois dimensions, en temps de plus en plus réel, un champ de bataille avec mise à jour constante des données : le commandement peut non seulement envisager et couvrir le champ de bataille de tous côtés, en vision synoptique, mais aussi, tester ses hypothèses grâce à la simulation, qui permet donc des jeux de guerre en temps réel ;
- la furtivité s'étend sur le spectre électromagnétique ;
- la vitesse et la mobilité l'emportent sur le blindage comme facteur de protection ; les unités militaires, réduites, plus agiles, plus modulaires, sont délestées de leur artillerie organique: elles peuvent faire appel à un feu précis et hypervéloce venu d'ailleurs. Ce sont les systèmes de navigation, les réseaux et leurs mailles qui sont premiers plutôt que les plates-formes ;
- l'espace sera graduellement militarisé, les véhicules spatiaux passant d'un rôle d'observation et de surveillance à un rôle militaire actif ;
- la cybersphère, devenue centre de gravité et lieu de passage obligé des activités les plus importantes, devient un enjeu militaire et stratégique, où sont conduites des opérations offensives et défensives, y compris la guerre informationnelle
LA "'FIN DES DINOSAURES"'
Les tactiques changent également: la précision et le maillage permettent de masser des effets au lieu de concentrer des forces. Elles permettent de masser des effets dans le temps, par attaques simultanées, au lieu d'attaques consécutives. Le train logistique est énormément réduit, ce qui éperonne les rythmes opérationnels.
Le soldat, l'officier, vont aussi changer. La performance technologique, l'intelligence du champ de bataille, les qualifications expertes font prime ; l'initiative est décisive dans une organisation militaire plus décentralisée, délestée de niveaux intermédiaires. L'équipement du fantassin, du groupe de combat, est de même sujet à de profonds changements.
OU EN EST CETTE REVOLUTION ?
La guerre du Golfe, au dire de l'un des pères fondateurs de la RAM, le directeur de du Pentagone, Andrew Marshall, aura été la dernière guerre du XXème siècle, la dernière guerre industrielle. C'est la prochaine qui sera post-industrielle. Cela fait moins d'une décennie que le processus qui mène à la RAM a été enclenché. Aux États-Unis à l'heure actuelle, la RAM telle que nous la présentons a gagné la bataille intellectuelle, et s'est imposée comme l'horizon indispensable de l'évolution militaire, comme le déclarait récemment le secrétaire à la Défense William Cohen. Elle est en cours d'institutionnalisation -des organismes, des commandements, des budgets sont créés à cet effet. Elle est passée du stade de concept théorique à celui d'objet de jeux de guerre et maintenant à celui des exercices et des manoeuvres, de la transformation incipiente d'unités importantes, commandes de recherche et développement (R & D), d'acquisition.
Ce qui sépare les États-Unis de ses alliés, des alliés européens et de la France en particulier, n'est pas tant un fossé technologique en tant que tel, mais un fossé culturel et organisationnel: il s'agit avec la RAM de tirer parti, dans la sphère militaire, des transformations prodigieuses qui, depuis une vingtaine d'années, ont tout changé dans le monde civil. Certes, il est bien plus facile de faire cela sur la base d'un budget de la défense qui dépasse les 260 milliards de dollars. Mais, il faut le souligner, la RAM n'est pas tant affaire de technologies (elles sont surtout capacitantes), que de doctrine, d'organisations, de modes d'opération destinés à faire face aux menaces effectives du siècle. La France a tout à fait les moyens de recherche et développement (R & D) et les capacités technologiques.