Le droit est devenu une arme de guerre économique, entretien avec Véronique Chapuis
Retrouvez l'entretien de Véronique Chapuis, directrice du MBA Executive Intelligence Juridique de l'Ecole de Guerre Economique, dans la Revue Actu Juridique.
Actu-juridique : Le droit représente un marché de 31,1 Md€ soit 1,3 % du PIB de la France. Comment expliquer que cette information soit si méconnue ?
Véronique Chapuis-Thuault : Effectivement, c’est un chiffre assez méconnu du public mais aussi des professionnels eux-mêmes car la vision historique des métiers du droit occulte cette vision de marché. Les juristes sont vus au travers de leur rôle traditionnel : le législateur vote les lois, le juge règle les différends, l’avocat défend, le notaire exerce une mission de service public et de médiateur pour les parties notamment dans les domaines immobilier et familial, le juriste d’entreprise, le plus récent, accompagne les entreprises. C’est une vision historique qui méconnaît les enjeux de compétitivité devenus importants. Les juristes, au sens large du terme, tous métiers confondus, sont perçus comme des fonctions nécessaires et non comme des fonctions productives qui créent de la valeur. Mais ces rôles historiques sont à remettre en perspective avec les évolutions fondamentales qui ont lieu aujourd’hui : le droit est vraiment devenu une arme de guerre économique. La conquête par le droit, les services juridiques et les legaltech est une réalité qu’on doit affronter. Or pour obtenir une arme de guerre économique, il faut disposer d’une politique de conquête et de moyens de diffusion et d’application. Par exemple, on a vu que l’efficacité des lois américaines de lutte contre la corruption reposait sur la puissance de son administration et sur l’importance des sanctions applicables. Au contraire des marchés français et européens, les services juridiques anglo-saxons mènent une conquête des marchés assez vive et très bien organisée. Nous devons réagir.
Le juriste doit évoluer vers une position de juriste stratège, ce qui va au-delà du juriste business partner.
Par ailleurs, les services juridiques doivent évoluer pour répondre aux demandes croissantes des entreprises en termes de réactivité, rapidité, efficacité et d’agilité pour bénéficier de solutions juridiques fiables et efficaces accompagnant leurs stratégies et leurs projets. Le champ de leurs besoins a ainsi considérablement évolué entre l’infobésité croissante, la globalisation, l’augmentation des dossiers à traiter, l’ajout de nouvelles obligations juridiques comme la lutte contre la corruption, la protection des données personnelles, le devoir de vigilance, la RSE, l’éthique, la cybercriminalité, ou encore les progrès de la science qui créent de nouveaux objets à encadrer juridiquement. Aujourd’hui, par exemple, un directeur juridique ne peut plus se contenter d’avoir une documentation en droit français seulement car il fait souvent du droit comparé toute la journée, à moins que son entreprise ait une activité purement française. Il a besoin d’une information claire, synthétique et contextualisée car il n’a plus le temps qu’il avait il y a quelques années pour lire et analyser la documentation.
Autant de nouvelles sphères juridiques et de nouvelles tâches qui s’ajoutent aux missions traditionnelles que remplissent déjà les juristes, comme conseiller, rédiger, négocier, archiver, organiser toute la vie d’un document ou d’un contrat, défendre ou attaquer. Cela fait 10 ans que l’on assiste à une telle évolution, avec une accélération ces cinq dernières années. La crise du Covid-19 a encore renforcé le mouvement, puisqu’elle a nécessité de dématérialiser en urgence pour permettre aux entreprises de continuer à agir. Les besoins de traçabilité, de fiabilité, de sécurité, s’en sont retrouvés exacerbés. Là encore, nous devons nous fédérer pour mieux répondre aux besoins des juristes en méthodes, outils, accompagnements, etc. Nous vivons une révolution qui nécessite des moyens. Nous prenons notre destin en main pour qu’ils émergent.
AJ : Comment le droit et les services juridiques sont-ils perçus d’un point de vue économique, comparé aux 18 filières industrielles du Programme d’investissement d’avenir ?
V.C.-T. : La comparaison est précoce car, modestement, la Filière des services juridiques et du droit apprend de l’expérience de ces 18 filières industrielles qui mènent des projets extraordinaires dans divers domaines dont ceux de l’énergie, de la santé, de l’agroalimentaire ou encore de la sécurité. Notre objectif est de collaborer avec ces filières pour leur permettre d’intégrer le droit en amont dans la conception des stratégies, des projets et des système. Ce sera une source de production de valeur mais aussi un gain de temps et d’argent. L’habitude historique de consulter les juristes, en interne ou externe, afin de transcrire la décision en droit, peut être un facteur de perte de temps et d’argent car l’analyse juridique peut conduire dans certains cas à modifier le projet voire à le bloquer.
Dans ce contexte, l’objectif de notre filière est double : répondre aux besoins croissants des juristes, pour qu’ils puissent exercer leurs missions avec la qualité, la réactivité et la fiabilité que l’on attend d’eux ; mais aussi accompagner les autres filières dans cette approche juridique qui peut apporter de la valeur ajoutée. La valeur ajoutée du droit n’est pas encore communément évoquée, du moins en France, alors que c’est déjà le cas dans les pays anglo-saxons.