Entretien avec Philippe Coen, fondateur de RespectZone.org et enseignant au sein du MBA Executive Intelligence Juridique
Vous avez accepté d'intervenir dans le MBA Executif d'Intelligence Juridique de l'Ecole de Guerre Economique, ce dont l'EGE vous remercie. Qu'est-ce que, selon vous, l'Intelligence Juridique et ce MBA Executif peuvent apporter aux Juristes ?
Philippe COEN : La notion d’intelligence juridique qui est quand même assez moderne, assez disruptive, c’est la capacité de pouvoir intégrer le droit dans la stratégie des opérateurs au sens large. L’Intelligence juridique, au service des intervenants sociaux c’est la capacité de pouvoir intégrer le droit comme étant une source de créativité, un ancrage dans la démocratie. Nous avons besoin d’avoir des garanties démocratiques et nous n’avons rien trouvé de mieux que le droit pour protéger notre fragile démocratie qui comme nous le voyons sur la carte du monde est quand même une valeur particulièrement menacée. Il n’y a pas de garantie à rester un système démocratique. L’actualité nous le montre tous les jours surtout pendant une période de crise grave puisqu’on a connu plusieurs crises et le populisme en est une. Là nous sommes au milieu d’une crise particulièrement forte qui nous permettra d’être meilleure. La force du droit c’est d’être une construction qui se veut nouée sur le respect de principes fondamentaux avec une hiérarchie des normes et un positivisme. Il est compliqué de faire la guerre sans avoir des règles du jeu humaines et très vite la guerre peut tourner à la barbarie où tous les coups sont permis.
Faire la guerre avec des armes juridiques c’est faire une guerre utile positive qui nous amène vers une meilleure humanité
En termes de la stratégie appliquée à l’intelligence économique et inversement la stratégie économique appliquée à l’intelligence juridique, on peut dire que ce qui est novateur c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas de hiérarchie entre la force des sciences, la force de l’économie et la force du droit. Le droit n’est pas le cousin de province qu’on inviterait parce que l’on en est obligé et qu’on dédaigne avec force. Aujourd’hui l’esprit du droit et des normes a été compris comme étant un outil essentiel de la force étatique, de la force économique, de la force entrepreneuriale. Le monde va tellement vite. Le digital nous a permis d’être tellement vivace que toutes les règles sont très vite rendues obsolètes par la force des auto engagements. Lorsque l’on est une entreprise et que l’on opère sur plusieurs marché, le fait de s’auto contraindre à des règles qui permettent de mettre en avant des valeurs internes de l’entreprise qui vont faire que la marque va être pérenne, que l’on va pouvoir attirer des investisseurs, des consommateurs, des talents, fait que les règles qui sont en âge aujourd’hui ne sont pas uniquement celles des parlements élus, mais aussi des règles internes aux opérateurs. Si vous êtes un groupe responsable, vous allez mettre en place des règles auto produites. Le juriste va devenir le législateur interne de l’entreprise et va fournir des règles un peu comme un parlement interne et la place des directions juridiques dans les groupes en devient de plus en plus centrale. On a vu cela notamment lors de la crise Covid ou la direction juridique est devenue un département stratégiquement central. Jamais on n’avait été autant consulté son juriste pour savoir si les entreprises avaient des contrats solides en place. En effet, le contrat ne doit pas être une pénibilité, mais un contrat objectivement protecteur. On a besoin également de la direction juridique et de son intelligence pour comprendre le flux des règles externes qui tombent. La crise a été importante, car cela nous a montré à quel point il y avait une propension étatique à fournir des décrets qui se contredisent, avec des règles différentes. Donc il faut un œil juridique capable de faire un tri, savoir ce qui est important ou ne l’est pas et surtout qui met en avant ce qui est intelligent et cet œil ne peut pas être remplacé par une machine. Ce sont des choses qu’on a vues avec tous les sujets que nous avons vu débattre sur l’intelligence juridique notamment sur comment on lit les clauses d’imprévisions ou les clauses de force majeure. Il y a des choix tactiques à faire.
C’est un peu comme lorsque nous sommes dans un Conseil de guerre et que nous devons dire : « pour que le bateau ne coule pas par le fond, il va falloir prendre un virage qui n’est pas facile à prendre et il va falloir le faire très vite avec un conseil de management serré ». Si ce conseil de management omet d’inclure la dimension de l’équipe juridique, il est sûr de se prendre la SDH.
C’est une manière imagée de reprendre le Covid.
Comment selon vous l'Intelligence juridique devrait permettre de faire prendre conscience de la nécessité de réguler par le droit les cyberviolences et infox sur internet ?
PC : L’Intelligence juridique permet de connecter des matières qui ne parlaient pas entre elles. C’est ce qu’à proposer Respect Zone. Lorsque je suis venu avec l’idée de dire : « On va utiliser du droit privé pour protéger les libertés individuelles et des droits humains », on a créé de l’intelligence juridique. Auparavant jamais n’avait été connecté le droit des marques pour défendre les droits humains. Ce que j’ai proposé c’est de mettre en connexion des matières qui n’étaient pas indifférentes à savoir les droits de l’homme et le droit de la propriété intellectuelle qui est un droit de réservation privée. Cela a donné une Charte pour les droits humains offerte en creative common à tous ceux qui souhaiteraient respecter cet engagement. La charte et le label ont été déposés en marque de certification qui est une espèce très particulière du droit des marques très peu utilisée. À l’origine, elle était utilisée pour créer les normes ISO.
Donc en mixant la propriété intellectuelle et la propriété industrielle avec les droits de l’homme on tombe sur la création de Respect Zone, qui est un projet d’intelligence juridique appliqué. D’ailleurs, on va proposer la première clinique de droit de l’homme numérique de Respect Zone à Paris Dauphine Paris Sciences et Lettre. Cette clinique de droit l’homme numérique va être une clinique de l’intelligence juridique en écho avec la formation donnée à l’EGE. On ne s’adressera pas à des professionnels de droit, mais à des M2. Cela permettra de faire une correspondance entre les laborantins de Paris Dauphine et les Meet Carrière de l’EGE. Il est nécessaire de faire parler des formations d’excellence entre elles. Il y a une notion du service public qui parle avec le service privé. C’est aussi un acte d’intelligence juridique qui consiste à toujours faire un lien entre ce qui est censé ne pas se parler. L’Intelligence juridique à travailler aujourd’hui, c’est de connecter des matières qui se font dos.
Il faut traduire l’intelligence juridique, comme le moment où on passe de la 2D à la 3D. C’est ce qui donne un avantage intellectuel compétitif sur les opposants. Nous, chez Respect Zone, ce qui nous oppose, c’est la haine, les trolls sur internet. Pour être plus intelligent il faut faire des connexions mentales pour contrer les déviances.
En quoi, le "Juriste" Stratège, connaissant le contexte, concourant à la construction des stratégies et projets, est-il une voie d'évolution des juristes utile pour les entreprises ?
PC : Ce que je constate, en tant que juriste et fondateur du comité de déontologie de la profession, c’est qu’on attend des juristes de ne pas faire juste des opinions, des notes ou des axes de droit mais de penser « en dehors de la boîte » comme disent les Américains : « out of the box » et venir avec des propositions créatives quand on évalue un risque. Cette capacité de mettre une lecture juridique sur cette session qui est la nôtre qui est de résoudre et de faire avancer en conformité avec les règles humaines. C’est une manière de faire une connexion entre le sol et l’imagination. Les pieds sur terres et la tête dans les étoiles du droit.
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Philippe COEN est Avocat de formation. Diplômé de droit à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Paris X. Académie de la Cour Internationale de Justice de La Haye, LL.M. Harvard Law School & Kennedy School of Government. Il a exercé en cabinet britannique puis cabinet français, il est Directeur des affaires Juridique et Publiques dans le secteur privé des médias et des loisirs. Il a été chargé de nombreux enseignements et a signé plusieurs ouvrages dont : ‘Internet contre Internhate’, Ed. Le Bord de l’Eau et ‘Company Lawyers : Independent by design’, Lexis Nexis), "Droit international du commerce électronique" (Sweet & Maxwell) et l'encyclopédie juridique : " Droit de la Communauté Européenne" (Matthew Bender - Lexis Nexis et « Company Lawyers, Independent by Design » (Lexis Nexis). Philippe Coen siège au Board de l'ONG ICW (In House-Counsel Worldwide), il est Président d’honneur de l'ECLA (European Company Lawyers Association), Secrétaire Général de l’UNIFAB, Président-Fondateur du Comité de Déontologie de la Profession de Juristes d’Entreprises (AFJE/Cercle Montesquieu) et fondateur et président de l'ONG de protection de l'enfance contre les cyberviolences : www.RespectZone.org