Entretien avec Fabienne Ramirez, Responsable de projet Europe et international chez AFNOR Normalisation et enseignante du MBA N2IE
Un grand merci à Fabienne Ramirez, responsable de projet Europe et international chez AFNOR Normalisation et enseignante au sein du nouveau MBA Exécutif "Normalisation, Innovation et Intelligence Economique" (N2IE) d'avoir accepté de répondre à nos questions.
Bonjour Fabienne, vous avez accepté d’intervenir dans le MBA Executif "Normalisation, Innovation et Intelligence Economique" (N2IE) de l’EGE et nous vous en remercions chaleureusement. Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
De formation docteur-ingénieur, complété par un Master of Science du Trinity Collège de Dublin, j'ai rejoint l’Association Française de Normalisation (AFNOR) en 1999. J'ai été en charge de comités techniques européens (CEN) et internationaux (ISO) sur l’élaboration de normes sur différents domaines techniques comme les appareils à gaz et l’énergie nucléaire entre autres. J’ai ensuite fait du développement de la normalisation avec le comité stratégique « Ingénierie industrielle, biens d’équipements et matériaux » et la coordination du secteur nucléaire, puis le comité stratégique “management et services” et le secteur défense.
Depuis 2018, je contribue à développer l'influence française en normalisation européenne et internationale en accompagnant les acteurs français sur leurs sujets stratégiques comme l'économie circulaire, la santé animale, les substances règlementées, les surfaces biocides, la biodiversité….
Après plus de vingt ans passés dans les cercles de la normalisation internationale (CEN, ISO), observez-vous des changements dans les comités techniques de normalisation (comportements, nouveaux acteurs, nouvelles thématiques, nouvelles pratiques, …) qui vous conduisent à penser que davantage de pays et d’entreprises ont compris les enjeux stratégiques de la normalisation ?
La plus grande évolution constatée depuis les années 2000 est la montée en puissance de l’Asie dans la normalisation internationale avec le Japon et la Chine juste après jusqu’à maintenant. Ces deux pays ont ainsi rejoint les structures de gouvernance de l’ISO (Organisation internationale de Normalisation) de façon permanente. Ils sont devenus incontournables et ont augmenté leurs prises de responsabilité dans les structures techniques jusqu’à la 3ème place pour le Japon et la 5ème place pour la Chine.
A l’inverse, les Etats-Unis sont dans une tendance de baisse constante en nombre de responsabilités depuis 2014 au profit d’une participation directe de leurs grandes organisations nationales développant des standards comme l’ASTM ou SAE.
Ce qui persiste est la forte prédominance de l’Allemagne tant au niveau international qu’Européen.
Pour les nouvelles thématiques, elles suivent les évolutions technologiques et sociétales avec le numérique comme l’intelligence artificielle ou la robotique, le développement durable avec le changement climatique, la biodiversité, l’économie circulaire. Le monde de la normalisation s’est aussi mobilisé face à la pandémie mondiale de Covid avec des travaux sur les masques, les surfaces biocides…
La France est-elle en bonne place dans ces jeux d’influence normative ? A-t-elle la taille critique et une stratégie d’influence qui lui permettent de compter dans les comités techniques où s’élaborent les normes de ces industries à haute valeur ajoutée ?
La France, en tant que 7ème puissance mondiale, se positionne bien avec une 3ème (ex-aequo avec le Japon) au niveau international et une 2ème place au niveau européen en terme de responsabilités de structures techniques. Cette place correspond à une reconquête de positions sur des sujets stratégiques depuis 2017 où la France était passée à la 6ème place à l’ISO. C’est d’ailleurs en 2018 qu’un accompagnement spécifique a été mis en place pour accompagner la création des structures européennes et internationales.
La France est aussi très présente au niveau des structures de gouvernance du CEN en Europe et de l’ISO. Par contre, sa position est un peu moins favorable au niveau des groupes de travail internationaux avec une 6ème place derrière la Chine et le Japon. Ce sont les USA qui arrivent en première place ici. C’est dans ces groupes de travail que les normes sont rédigées par les experts. Ceci montre le besoin de mobiliser et former toujours plus l’expertise française pour lui donner les moyens d’avoir plus d’influence et d’investissement et d’aller jusqu’au leadership dans la rédaction des normes.
Vous êtes de formation scientifique et technique. Quels sont selon vous les nouveaux domaines industriels clés où vont se jouer - où se jouent déjà - les confrontations normatives ?
Les confrontations normatives sont les confrontations de marchés mais aussi de politiques publiques. Par exemple, la normalisation a été et est toujours un outil de construction de l’Europe. Elle est aussi un outil d’influence pour le positionnement de l’Europe au niveau international. Les domaines prioritaires sont le numérique et l’écologie avec le Green Deal. Les secteurs des batteries, de l’espace, de l’intelligence artificielle, des plastiques mais aussi des services aux entreprises ont été identifiés comme prioritaires au niveau européen.
Au niveau international, on retrouve les confrontations qui font l’actualité entre la Chine et les Etats Unis.
Selon vous, dans quelle mesure le lien entre normalisation, innovation et intelligence stratégique est-il nécessaire aujourd’hui ?
Le lien normalisation, innovation et intelligence stratégique est bien connu de nombreuses entreprises dans le monde depuis longtemps. Pour faire simple, ces entreprises jonglent entre propriété intellectuelle avec le dépôt de brevet dans un but de protection, et avec la normalisation qui ouvre et construit le marché associé à l’innovation et permet de la diffuser. La normalisation permet aussi d’entrer dans un réseau rassemblant les acteurs d’un marché et est un des moyens d’identifier en amont les évolutions de ce marché, les nouveaux acteurs potentiels, leurs projets…voire leurs stratégies.
Malheureusement, trop d’entreprises en France ne connaissent pas et n’utilisent pas assez la normalisation dans leur stratégie d’innovation. Au niveau européen, les actions pour relier le monde de l’innovation et de la normalisation ont démarrées il y a plus de 10 ans avec par exemple les programmes BRIDGIT « Bridge the Gap between the Research, Innovation and Standardization Communities”.
Vous avez accepté de participer au Executive MBA N2IE de l’EGE. Sur quel(s) point(s) envisagez-vous de centrer votre intervention ? Pourquoi former des salariés d’entreprise à s’investir dans les comités de normalisation internationaux vous paraît-il être essentiel ?
Je vais intervenir sur le module « Normalisation » avec pour objectif de donner les éléments de base pour comprendre le fonctionnement de la normalisation aussi bien au niveau national, qu’en Europe ou à l’international. L’idée est d’avoir une bonne vision du processus de construction d’un consensus, les enjeux et les défis à relever dans cette démarche ainsi que les stratégies et actions d’influence possibles.
Il est essentiel de former les salariés des entreprises à la normalisation car participer et à terme influer sur un travail collaboratif, le plus souvent multiculturel qui permet de construire un consensus autour des normes n’est dans aucune formation postbac. Les enjeux stratégiques et économiques qui se jouent dans les instances européennes et internationales peuvent rendre très risqué un apprentissage sur le terrain. Ceci même avec l’accompagnement professionnel d’un institut de normalisation comme AFNOR. Connaitre le process général, les structures de gouvernance et les structures techniques, l’articulation entre le niveau national, européen, international, les types d’acteurs et leur rôle est un prérequis pour se concentrer ensuite sur les spécificités et la stratégie liée au sujet et l’action qui est en train de se dérouler ou qui est à mener. C’est mieux de connaitre les règles du foot, du basket ou de n’importe quel autre sport avant de regarder un match, c’est indispensable quand on arrive sur le terrain pour jouer !