Entretien avec Christian Harbulot dans DSI Hors-Série consacré à la guerre de l'information
DSI : François Géré a, en son temps, bien démontré dans son ouvrage sur le sujet que les opérations psychologiques et d’influence ont plutôt mauvaise presse en France. On parle depuis lors d’opérations d’influence. La publication début février d’un article sur le CIAE par Le Monde a fait des vagues… Comment les articuler au niveau de la politique de sécurité et de défense française, comment la légitimer… ?
La position du monde politique à l’égard de l’influence est très contradictoire. Avant d’accéder au pouvoir, certaines personnalités sont prêtes à tout pour obtenir gain de cause. Mais l’accès aux commandes de l’Etat les rend ensuite inopérantes dans ce domaine. Les élections présidentielles des trente dernières années ont donné lieu à des opérations d’influence menées par des « cabinets noirs » dans les deux camps dominant la représentation nationale. Dans cette phase cruciale du fonctionnement de notre démocratie, certains candidats n’ont pas hésité à prendre des risques majeurs, en cautionnant des opérations d’influence pour affaiblir leur adversaire (affaire des diamants sous Giscard, passé politique de Lionel Jospin, compte secret de Jacques Chirac au Japon). Il ressort de ce constat qu’un processus visant à légitimer l’influence passe obligatoirement par la résolution de cette contradiction initiale.
Les pratiques d’influence cautionnées par le pouvoir politique remontent aux guerres coloniales. Elles se jouèrent à deux niveaux : le niveau diplomatique et le niveau militaire. Dans un premier temps, les gouvernements de la IVè République hésitèrent à recourir à mener des opérations psychologiques et d’influence pour défendre leur position sur la scène internationale. Lorsque l’armée française accrocha des troupes communistes chinoises à partir 1949 dans le Nord de l’Indochine, les autorités françaises décidèrent de ne pas ébruiter l’affaire. Cette intrusion était pourtant la preuve que le conflit ne se limitait pas à une guerre de libération nationale menée par les seules forces locales du Viêt-Minh. La tournure que prit la guerre d’Algérie les obligea à changer de position dans la mesure où le FLN algérien menait une campagne de lobbying très active dans les coulisses de l’Organisation des Nations Unies. La riposte informationnelle menée par les représentants des ultimes gouvernements de la IVè République ne resta pas dans les mémoires comme un gage de succès.
De leur côté, certains militaires français s’initièrent progressivement à l’usage de la guerre psychologique et aux opérations d’intoxication. Au cours de la guerre d’Indochine, l’unité chargée de la radiogoniométrie fut à l’origine du déclenchement d’une opération d’intoxication. Le fait d’écouter les communications du Viêt-Minh permit au renseignement militaire français de fabriquer un faux document destiné à tromper l’ennemi. Il s’agissait de faire croire que ces informations fabriquées à partir des écoutes radios émanaient d’une « taupe » ayant accès au premier cercle entourant Giap et Ho Chi Minh. Cette manœuvre créa un climat de méfiance pendant plusieurs mois dans le commandement ennemi et entraîna l’interrogatoire de plusieurs dizaines de cadres communistes. Cette leçon fut retenue par la suite dans la conduite des opérations en Algérie, notamment dans l’opération dénommée la
bleuite qui permit aux structures militaires françaises de désorganiser une partie des maquis de l’Armée de Libération Nationale après la bataille d’Alger. Mais le putsch d’Alger et l’OAS contribuèrent à la diabolisation de cette démarche au plus haut sommet de l’Etat. Il fallut attende le début des années 2000 pour que la haute hiérarchie militaire accepte de se repencher sur le sujet sous l’influence anglo-saxonne. Les publications sur l’information warfare et les procédures définies par l’OTAN dans le domaine des opérations d’information ont changé la donne. Mais la remise à niveau s’est limitée pour l’instant à un niveau tactique.
Quelles seraient les composantes d’une telle stratégie d’influence et comment améliorer leur articulation ?
Il n’est pas sûr que nous ayons encore bien pris la mesure du changement de posture qui s’est amorcée aux Etats-Unis au début des années 80 sur la question de l’influence mais plus encore de son « bras armé » : la guerre de l’information par le contenu. Cette dernière recouvre les opérations de propagande et de contre propagande, les techniques de pression psychologique, les méthodes de désinformation, la manipulation par la production de connaissances de nature institutionnelle, académique, médiatique, sociétale (fondations, ONG). Sa mise en œuvre n’est plus l’apanage des services de renseignement comme ce fut le cas durant les différentes phases de l’affrontement idéologique entre l’Est et l’Ouest. William Colby, anticipa cette mutation en soulignant dès 1982 que les opérations menées au grand jour créaient moins de controverses que les opérations clandestines. Après en avoir subi les effets lors des révolutions colorées, les Russes ont eux-mêmes intégré cette nouvelle approche comme le précise Alice Lacoye Mateus dans son analyse sur la campagne de Crimée, une opération informationnelle exemplaire. L’étude publiée par l’Otan en 2014 met en exergue la recherche de la supériorité informationnelle par rapport aux capacités strictement militaires. Le centre de gravité du conflit se serait déplacé de la recherche du contrôle physique du territoire à la conquête des cœurs et des esprits de la population.
La question essentielle aujourd’hui pour un pays comme la France est de savoir si nous sommes prêts à nous hisser au bon niveau du problème. Il existe des techniques d’influence appliquées au sein du Commandement des Opérations Spéciales (COS) ou au du Centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE). Mais les chiffres ne parlent pas en notre faveur. Dans ce domaine, l’armée britannique dispose d’une force de 2000 hommes commandée par un général alors que notre effectif ne dépasse pas les 200. Certes on peut m’objecter qu’il existe désormais un concept interarmées de cyberdéfense porté par le contre-amiral Arnaud Coustillière.
Mais ne nous trompons pas débat. Il ne s’agit pas simplement d’une adaptation de notre système de défense au concept de cyberguerre. La recherche de supériorité informationnel impacte l’ensemble des rapports de force de nature géostratégique, géoéconomique, politico-militaire, culturel et sociétal. Notre focalisation sur les opérations extérieures au Mali et en Afrique subsaharienne réduit considérablement notre capacité à anticiper. La décision d’un changement d’orientation en la matière relève du pouvoir politique. Tant que la France n’aura pas intégré la notion de guerre de l’information par le contenu dans une démarche de politique de puissance, nous en resterons à ce constat.
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