« Ni l’or, ni le pétrole, ni le gaz ne sont aussi précieux que les données ». Il faut attribuer cette phrase à Ouail Oulmakki, chercheur en intelligence artificielle qui lors d’une interview donnée à l’hebdomadaire l’Express le 9 novembre 2017, souligne l’importance de cette source inépuisable d’information que sont les données. Ainsi, ceux qui maîtriseront en premier les données à l’image d’un puit de pétrole ou de la mine d’or pour le colon américain, seront les grands gagnants du combat mené par les GAFAM aujourd’hui pour la maîtrise des données à caractère personnel et non personnel. L’importance de l’économie numérique, du fait de l’absence de localisation sur internet accentue la règle du « Winner takes all » bien connue par les géants états-uniens. Mais, plus forte que le pétrole, la data ne s’épuise pas. Elle s’enrichit au fur et à mesure de son utilisation. Sa seule limite est l’imagination des hommes.
Celui qui dispose des données possède la connaissance. En effet, le travail sur les données grâce aux algorithmes permet d’offrir des prestations d’analyse de situations les plus diverses. Or, ces analyses entraînent la compréhension des besoins et l’offre de nouveaux services ou de services améliorés et plus pertinents.
Fort de ce constat, l’Union européenne a décidé de réagir pour ne pas se laisser dépasser par les autres puissances car à travers l’explosion des données et des services associés, il existe un potentiel important sur le plan économique. « L’Europe souhaite se positionner comme une puissance numérique, sans toutefois perdre son âme humaniste. »[i] En ce sens, la Commission européenne souligne que : « la croissance économique et le bien être sociétal, actuels et futurs de l’Europe reposent de plus en plus sur la valeur créée par les données. »
Cette nouvelle clef de voûte des entreprises que sont les données, fait l’objet d’une rude compétition entre les Etats à tel point qu’elles sont mêmes devenues des armes, faisant émerger le concept de « guerre augmentée ». La maîtrise des données est donc devenue l’un des grands combats de notre siècle que se livre les différentes puissances. Dès lors le concept de rapport de force entre ces derniers émerge. A ce titre la donnée générée dans le domaine agricole représente l’archétype de ce nouvel or noir tant convoité par les Etats.
Les données agricoles : Types, enjeux et implications juridiques
Au sein du secteur agricole, il faut bien comprendre que les exploitations génèrent des milliers de données voire des centaines de milliers. En effet, ces données sont générées grâce à l’expansion de l’électronique embarqué sur les tracteurs mais aussi sur les capteurs des colliers des animaux, notamment.
Avant de rentrer dans l’analyse des enjeux stratégiques et des rapports de forces qui en découlent, il convient de déterminer le type de donnée que l’on considère comme une « donnée agricole » du point de vue juridique.
Il est nécessaire dans un premier temps de distinguer deux types de données : la donnée à caractère personnel et la donnée à caractère non personnel. La donnée personnelle est définie comme : «toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable ; est réputée être une «personne physique identifiable» une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu'un nom, un numéro d'identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale »[ii]. Par opposition, la donnée à caractère non personnel est définie comme : « les données autres que les données à caractère personnel au sens de l'article 4, point 1), du règlement (UE) 2016/679 ».[iii]
Une donnée non-personnelle est donc une information qui ne permet pas l'identification directe ou indirecte d'une personne physique. Il peut s'agir de données agrégées ou anonymisées, qui ne peuvent pas être utilisées pour identifier une personne spécifique.
En l’occurrence les données agricoles qui vont faire l’objet de notre étude, sont assimilés à des données à caractère non personnel.
La donnée agricole est donc une information[iv] qui concerne une pratique qui concerne les semences par exemple que les exploitants agricoles utilisent. Les exploitants produisent des données à chaque étape du processus de récolte, d’élevage etc. Dès lors, plusieurs concepts juridiques apparaissent et créer des interrogations comme la propriété des données générées.
Prenons l’exemple de Geoffroy de Lesquen[v] céréalier dans le Calvados. Ce dernier exploite de la data sur son exploitation notamment l’autoguidage des tracteurs par GPS et les données moissonneuse batteuse de rendements de l’humidité qu’il va utiliser derrière pour comparer à l’intérieur d’une même parcelle, différentes variétés de pois afin de connaître la plus productive. A partir de ces data, certains risques sont identifiés par l’exploitant agricole. En effet, la moissonneuse envoie toutes les 10 secondes le rendement instantané sur l’ordinateur de l’outil. La quantité de données est donc très importante et est surtout dans le même temps collecté par le constructeur de la moissonneuse.
Mais qui est ce constructeur ? Que peut-il faire de ces données récoltées ? Où sont-elles stockées ?
Toutes ces questions ne sont pas anodines car en fonction de l’utilisation qui va être faite de ces données agricoles, les conséquences économiques pour l’agriculteur et pour le marché peuvent être très importantes. En effet, dans la plupart des cas, ces constructeurs sont états-uniens, et c’est là que le problème est identifié.
Source : data-agri.fr
Guillaume Joyau chargé de mission Data-Agri met en garde contre l’utilisation de la part du constructeur des données pour d’autres usages. En effet, le constructeur peut à partir des données récoltées en faire plusieurs usages.
Le 3 janvier 2023 sur la chaîne TV France 24 Ali Laïdi recevait Henri Bies-Péré, deuxième vice-président de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles), sur le thème suivant : « Les Données agricoles et souveraineté : des agriculteurs jaloux de leurs data ». Ce dernier explique de concert avec l’analyse de Guillaume Joyau que les données agricoles françaises sont pour certaines récupérées par les Etats-Unis et envoyées sur des serveurs sur le territoire américain. Une fois stockée la plus-value de la donnée va être l’exploitation qui va en être faite. Généralement, des statisticiens aux Etats -unis s’emparent de ces données et peuvent en directe analyser les céréales récoltées par exemple, le volume et la période de récolte. A partir de ces informations mises en corrélation, les investisseurs sur le marché du blé peuvent prévoir à l’avance les oscillations des prix. Dans le cas où la récolte d’une année semble mauvaise, les intéressés peuvent décider d’acheter du grain en grande quantité aux prix les plus bas en prévoyant une augmentation des tarifs dans le futur. La conséquence logique pour nos agriculteurs français toute chose égale par ailleurs, est la perte de bénéfice et la baisse de la compétitivité de nos exploitations agricoles.
On identifie donc un véritable enjeu de souveraineté nationale quant à la protection des données agricoles françaises et plus largement européennes. Le rapport de force entre l’Union européenne et les Etats-Unis à l’avantage de ce dernier est clairement identifié ici.
La France et l’Union européenne de manière générale doivent à inverser le rapport de force en la matière pour garantir aux agriculteurs un contrôle de leurs propres données et éviter une utilisation néfaste de l’utilisation de ces données par des puissances étatiques qui sont dans une logique de prédation.
Vers une réaffirmation de la souveraineté européenne en la matière ?
En matière de données numériques, la France et plus généralement l’Union européenne est extrêmement dépendante des Etats-Unis car la plupart des serveurs se trouvent aux Etats-Unis ou sont détenus par des sociétés américaines. Ils échappent donc aux différentes règles européennes en vigueur. De surcroît, depuis le Cloud Act nord-américain de 2018, les autorités américaines peuvent au moyen d’un mandat exiger de recevoir les contenus des communications électroniques, et de tout enregistrement ou tout autre information relative à un client ou abonné qui sont en leur possession (sur les serveurs) ou dont ils gardent le contrôle, que ces communications, enregistrements ou autre soit localisés à l’intérieur ou à l’extérieur des Etats-Unis. Elles ont donné l’autorisation d’accès à des données situés sur des serveurs même en Europe. Au-delà des ressources économiques et financières, la maîtrise des données est donc bien un enjeu de souveraineté pour les Etats.
Pour lutter contre cette hégémonie des Etats-Unis d’Amérique, l’Union européenne sur une initiative française se dote de nouvelles armes pour inverser le rapport de force.
En effet, pour lutter contre la « fuite des données non personnelles agricoles » la Fédération nationales des exploitants de syndicats agricoles (FNSEA) présenta en mars 2018 aux adhérents et à l’association les Jeunes agriculteurs le Data-Agri Act. La charte Data-Agri instaure la mise en place d’un label « Data Agri » pour les entreprises respectant cette charte. L’entreprise souhaitant contracter avec un agriculteur s’engage en signant la Charte à respecter son contenu. En contrepartie, l’entreprise intéressée recevra le label susmentionné qui garantira aux exploitants agricoles la bonne volonté de l’entreprise.
Il faut bien comprendre que cette charte permet d’accroître la capacité de l'exploitant à régir l'utilisation de ses données lui conférant un contrôle sur leur partage avec les collecteurs de données, renforçant ainsi sa position au sein de la chaîne de valeur. Ce pouvoir offre au secteur agricole un moyen supplémentaire d'optimiser la création de valeur ajoutée au sein des exploitations agricoles.
Tout l’enjeu de cette charte est certes de saisir l’opportunité de l’exploitation des données agricoles par leur massification et de créer un climat de confiance favorable à l’innovation mais surtout de redonner aux agriculteurs français et plus largement de l’Union européenne une maîtrise de leurs données.
Si l’on rentre un peu plus en profondeur dans le texte, la charte poursuit plusieurs objectifs[vi] : Assurer la circulation des données générées au sein de l’exploitation à travers les différents systèmes informatiques, la création et la valorisation de nouvelles connaissances et services au profit de l’exploitation par le croisement et l’analyse des bases de données, la création de nouvelles connaissances au bénéfice du secteur agricole par l’analyse des données issues de plusieurs exploitations. Et l’innovation, et éviter la concentration des moyens de R&D au sein de quelques opérateurs.
Elle va donc dégager 13 principes que le co-contractant devra respecter. Les 13 principes doivent impérativement se retrouver au sein des conditions générales de ventes de tous les acteurs comme un vendeur de moissonneuse batteuse chez des exploitants agricoles pour pouvoir bénéficier du label.
Le principe de transparence des utilisations des données
Le principe sur lequel il convient de revenir est le principe de « transparence » quant à la finalité de l’utilisation des données récoltées. C’est-à-dire que le collecteur de données doit informer clairement l'exploitant agricole des données collectées, de leur utilisation prévue, des tiers avec lesquels elles seront partagées, et des procédures pour les réclamations. Toutes ces informations doivent être spécifiées dans le fameux contrat entre l'exploitant agricole et le collecteur de données, qui est responsable de toute modification non autorisée de l'utilisation prévue des données. Le collecteur doit offrir à l'exploitant agricole la possibilité de limiter ou de refuser ce partage. Les règles et pratiques du collecteur doivent être transparentes et cohérentes avec les termes du contrat, et aucun amendement unilatéral au contrat n'est valide[vii].
L’importance de la maîtrise des données agricoles à caractère non personnel est sans équivoque. La bataille pour leur contrôle sera rude mais la France et plus largement l’Union européenne doit s’imposer malgré les stratagèmes utilisés par les autres puissances mondiale et notamment les Etats-Unis pour se les accaparer. Cette source inépuisable représente des opportunités et des défis de grandes tailles auquel la France doit être préparer car la souveraineté nationale en la matière en dépend.
Les initiatives à l’image de la Charte Data-Agri doivent être mise en valeur. Cette charte permet d'optimiser la création de valeur ajoutée au sein des exploitations agricoles et de redonner aux agriculteurs un contrôle sur leurs données. Elle vise également à favoriser l'innovation et à éviter la concentration des moyens de recherche et développement entre quelques acteurs.
A ce titre, soucieux du défi que représente la maîtrise des données agricoles non personnelles et des données non personnelles de manière générale, le Conseil et le Parlement européen sont parvenus à un accord sur le projet de règlement européen sur les données « Data Act »[viii]. Par ce réglement, l’objectif est de définir un espace européen de la donnée et ainsi d’assortir la sortie de toute donnée à caractère non personnelle en dehors du territoire à certaines conditions communes et solidement établies.
Pierre-Alexandre Bévière,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Economique - SIE
Notes
[i] N.Nevejans, « Données et technologies numériques : quels défis pour le XXIème siècle ? » Données et technologies numérique, Approche, juridique, scientifique et éthique, Mare et Martin, 2021.
[ii] Article 4 « Définitions » ; RÈGLEMENT (UE) 2016/679 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) ; du 27 avril 2016.
[iii] Article 2 « Définitions » Proposition de RÈGLEMENT DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL sur la gouvernance européenne des données (acte sur la gouvernance des données) ,COM/2020/767 final, du 25 novembre 2020.
[iv] Entretien en date du janvier 2023 sur la chaîne TV France 24 Ali Laïdi recevait Henri Bies-Péré, deuxième vice-président de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles), sur le thème de : « Données agricoles et souveraineté : des agriculteurs jaloux de leurs data ».
[v] Vidéo réalisée dans le cadre du projet Agdatahub, lauréat de l’Appel à Projet ATF « Plateformes numériques et mutualisation de données pour les filières ».
[vi] « Data Agri » Charte sur l’utilisation des données agricoles sur www.data-agri.fr.
[vii] Axe 2 : « Transparence de l’usage » ; Point 4 « finalité transparente » « Data Agri » Charte sur l’utilisation des données agricoles ; préc.
[viii] https://www.vie-publique.fr/en-bref/290144-marche-unique-des-donnees-vers-ladoption-du-data-act
Sources
Ouvrages
N.Nevejans, Données et technologies numérique, Approche, juridique, scientifique et éthique, Mare et Martin, 2021.
F.Michéa « L’appréhension de la donnée en droit de l’Union européenne », Données et technologies numérique, Approche, juridique, scientifique et éthique, Mare et Martin, 2021.
N.Nevejans, « Données et technologies numériques : quels défis pour le XXIème siècle ? » Données et technologies numérique, Approche, juridique, scientifique et éthique, Mare et Martin, 2021.
Articles doctrinaux
C. Zolynski : « La portabilité des données personnelles et non personnelles , ou comment penser une stratégie européenne de la donnée » : Légicom p.105 ; 2017.
E.Bonnet : « Vers un droit de propriété des données personnelles » : site cabinet Bensoussan avocats ; 24 janvier 2023.
Sites Web
« Stratégie européenne pour la donnée : la CNIL et ses homologues se prononcent sur le Data Governance Act et le Data Act » https://www.cnil.fr/fr/strategie-europeenne-pour-la-donneela-cnil-et-ses-homologues-se-prononcent-sur-le-datagovernance#:~:text=Cet%20avis%2C%20qui%20succ%C3%A8de%20%C3%A0,des%20libert% C3%A9s%20et%20droits%20fondamentaux.
Définitions : https://www.cnil.fr/fr/lanonymisation-de-donnees-personnelles
« Data Agri » Charte sur l’utilisation des données agricoles sur www.data-agri.fr
Règlements européens
Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) ; du 27 avril 2016.
Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur la gouvernance européenne des données (acte sur la gouvernance des données) , COM/2020/767 final, du 25 novembre 2020.