La confrontation des Etats-Unis et de la Chine à propos des câbles sous-marins
Plus de 1,3 million de kilomètres de câbles sous-marins sont placés fond des océans, transportant environ de 98% des données mondiales. En mai 2023, 552 câbles sous-marins sont installés ou en projet selon TeleGeography. Le contrôle des informations et la protection des infrastructures permettant le transit des données sont des enjeux essentiels pour les Etats. De plus, que ce soit par la mise en place des câbles, la maintenance ou la possession de ces derniers, de nombreux acteurs privés prennent place sur ce marché. Certains pays ont un rôle important dans le réseau de câbles sous-marins, notamment lorsque l’une de leur ville devient un point de passage pour de nombreux câbles.
Située sur l’axe Europe-Asie, Marseille occupe une position stratégique dans le réseau des câbles sous-marins, servant de point d’atterrissage européen pour de nombreux câbles reliant l’Europe de l’Ouest à l’Afrique, au Moyen-Orient et à l’Asie. Cette position avantageuse favorise également le développement des armateurs français spécialisés dans la pose et la réparation de ces infrastructures sous-marines. La Méditerranée est une région importante pour le réseau de câbles sous-marins, elle est située sur le tracé de l'axe Europe-Asie qui est un des corridors historiques de ce réseau. Les principaux câbles qui traversent la zone sont le « FLAG Europa » qui relie depuis 1997 le Royaume-Uni et le Japon ; le « Sea-Me-We 3 » qui, depuis 1999, lie l'Allemagne à la Corée du Sud et à l'Australie ; le Sea-Me-We 4 » qui relie depuis 2005 Marseille à Singapour ; le « Sea-Me-We 5 » qui fait la liaison entre Toulon et Singapour depuis 2016 et le « Asia Africa Europe 1 (AAE-1) » qui relie la France à la Chine depuis 2017.
Cependant, la densité du bassin méditerranéen et la concentration des câbles sous-marins en font une zone vulnérable pour ces infrastructures de communication. Parmi ces incidents, on note la présence, en 2015, du navire océanographique russe Yantar près des câbles dans le Golfe de Gascogne. De plus, il y a eu un endommagement inexpliqué d’un câble au large des îles Svalbard en novembre 2021. Certains dommages peuvent être reliés à des interventions hostiles et non-accidentelles.
Malgré cette position forte de Marseille et de la France, le marché des câbles sous-marins est dynamisé par la confrontation entre la Chine et les Etats-Unis.
La confrontation sino-américaine sur le marché des câbles, le reflet d’une guerre économique totale
Ce marché des câbles sous-marins est une compétition entre acteurs privés avec une implication considérable des Etats.
En 2021, l'entreprise américaine SubCom, l'entreprise française Alcatel Submarine Networks (ASN) et l'entreprise japonaise Nippon Electric Company (NEC) détenaient collectivement 87 % des parts de marché. Tandis que l'entreprise chinoise HMN Technologies, anciennement connue sous le nom de Huawei Marine Networks Co., en détenait 11 %. Ces acteurs historiques sont irremplaçables. Cependant, de nouveaux acteurs viennent financer de nouveaux projets de câbles. En effet, les GAFAM, qui souhaitent sécuriser leur source de revenu et posséder des câbles, vont se positionner sur ce marché avec énormément d’argent. Par exemple, Facebook et Microsoft sont les propriétaires de l’un des câbles les plus puissants du monde, MAREA reliant Bilbao (Espagne) et Virginia Beach (États-Unis). Actuellement, Alphabet (maison-mère de Google) possède huit câbles conçus spécifiquement pour son propre usage et travaille sur 21 projets de câbles sous-marins. Par comparaison, Meta (anciennement Facebook) est sur 16 projets. De plus, Meta travaille avec Google pour poser de nouveaux câbles. En 2021, les deux sociétés américaines ont annoncé leur intention de poser deux câbles pour relier les États-Unis à l’Indonésie et à Singapour, augmentant ainsi de 70 % la capacité de transfert de données entre l’Amérique du Nord et l’Asie du Sud-est.
L’entrée des GAFAM sur le marché des câbles sous-marins pose des risques de sécurité sur la confidentialité des données. Ceci fait écho aux problématiques soulevées par l’affaire Snowden de 2013. Les sociétés peuvent permettre aux gouvernements d’accéder aux informations transmises par ces câbles.
Or, en parallèle de cette problématique reliée depuis des années aux Etats-Unis depuis des années, le gouvernement américain et ses alliés se préoccupent de l’implication des entreprises chinoises dans le secteur des câbles sous-marins. Les actions de Pékin sont perçues comme une stratégie de la Chine pour étendre son influence mondiale. Une nouvelle confrontation entre Pékin et Washington a lieu sur ce marché stratégique. Huawei Marine Networks est un cas d’école, fondée en 2008, la société a posé 18 % de la longueur totale des câbles sous-marins au niveau mondial au cours des quatre dernières années et elle est également devenue le constructeur de câbles sous-marins à la croissance la plus rapide de la dernière décennie. La croissance de la Chine sur le marché des câbles n’est pas passée inaperçue. En 2019, le lieutenant-général à la retraite William Mayville a déclaré que le réseau maritime de Huawei représentait un vecteur d’accès aux infrastructures d’autres pays. Les relations entre Huawei et le gouvernement chinois ont rapidement été ciblées par le gouvernement américain qui a placé la société chinoise au centre de ses sanctions économiques. En juin 2020, le département américain du Commerce a ajouté Huawei à la liste des entités, limitant la vente de biens et technologies américains à l’entreprise, et a étendu ces restrictions à la plupart des filiales de Huawei, y compris son réseau maritime. La même année, Huawei Marine a été renommée Huahai Communications, mais reste sous les restrictions du ministère américain du Commerce. En novembre 2020, Huawei Marine Networks a été vendue à Hengtong Optoelectronics, basé à Shanghai. Cependant, cette vente n’a pas apaisé les préoccupations des Etats-Unis, car le directeur de Hengtong est un fonctionnaire du gouvernement chinois.
Cependant, la Chine ne se limite pas à un seul acteur pour étendre son influence sur ce marché. En effet, China Unicom a été un investisseur majeur dans le câble SAIL, long de 5 800 km, qui relie le Brésil et le Cameroun depuis 2020. De son côté, China Mobile a joué un rôle déterminant dans le consortium du câble 2Africa, reliant une vaste partie de l'Afrique à l'Europe, avec des travaux débutés en 2020, auxquels participent également Meta et Vodafone.
La stratégie duale du gouvernement américain pour contrer la progression chinoise
Depuis plusieurs années, les sociétés cherchent à se développer en Asie du Sud-Est et les pays de l’ASEAN accueillent des entreprises technologiques chinoises et américaines. Les câbles sous-marins sont étroitement liés à la croissance des services de cloud computing et donc au développement de nouveaux acteurs dans cette région. En parallèle de cet aspect du marché, les gouvernements locaux cherchent à améliorer la connectivité Internet pour stimuler le développement économique. En 2007, seuls quatre pays et territoires insulaires du Pacifique disposaient de câbles sous-marins, mais presque tous devraient en être équipés dans les prochaines années. Une forte demande en câble sous-marin s’est formée et la région des îles du Pacifique est devenue un champ de bataille pour la concurrence des câbles sous-marins. Plusieurs régions voisines de la Chine ont un besoin important en câbles sous-marins. Cette demande inquiète les Etats-Unis qui visent à entraver et à bloquer la progression chinoise sur ce marché.
L’exclusion des acteurs chinois dans les projets de câbles
Les alliés et partenaires des États-Unis ont bloqué plusieurs appels d’offres chinois pour la construction de câbles dans la région en raison de préoccupations sécuritaires. Par exemple, en septembre 2021, les États fédérés de Micronésie ont annoncé qu’ils utiliseraient un financement américain pour construire un câble entre Kosrae et Pohnpei, rejetant une offre chinoise pour des raisons de sécurité. En juin 2021, la Banque mondiale a refusé d’attribuer un projet à Huawei Marine après l’opposition des États-Unis.
L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande sont encouragés à élaborer des stratégies pour répondre aux besoins des nations insulaires du Pacifique. En 2017, l’Australie a bloqué un projet de Huawei Ocean visant à relier Sydney aux îles Salomon via un câble de 4 000 kilomètres. L’Australie a finalement financé la construction du Coral Sea Cable System, reliant Port Moresby en Papouasie-Nouvelle-Guinée et Honiara dans les îles Salomon à Sydney. Les responsables australiens ont exprimé des inquiétudes quant à la possibilité pour la Chine d’implanter des failles de sécurité.
Le blocage de projets de câbles placés sur des terrains sous influence chinoise
Le gouvernement américain, dans sa stratégie pour limiter l’expansion de la Chine sur ce marché, bloque les projets de câbles chinois, mais aussi ceux d’autres pays en cas de failles sécuritaires. En effet, certaines zones géographiques sont compromises par l’influence de la Chine. Par exemple, la pose de câbles commerciaux reliant l’Asie du Sud-Est aux États-Unis a été retardée en raison de ces préoccupations sécuritaires. Le Pacific Light Cable Network, financé par Facebook et Alphabet, qui devait relier les Philippines, Taïwan et les États-Unis à Hong Kong a été suspendu par le gouvernement américain. En effet, les responsables américains craignaient que ce câble ne fournisse à la Chine des données sensibles, surtout avec l’influence chinoise à Hong Kong. Le risque de perte de contrôle de la partie du câble à Hong Kong a été pris en compte par le gouvernement américain. En 2021, le projet de connexion Californie-Hong Kong de Facebook a également été suspendu pour des raisons similaires.
Le cas SEA-ME-WE 6, représentation de la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine sur ce marché
Le projet du câble SEA-ME-WE 6 est un système de câbles sous-marins de 19 200 km entre Singapour et la France (Marseille), traversant l'Egypte via des câbles terrestres. Microsoft et Orange ont lancé un appel d’offres d’un montant de 600 millions de dollars. HMN Technologies s'est positionnée pour le contrat en proposant une offre avec un coût inférieur de 30% à celle proposée par SubCom. À la suite de l’avantage de HMN Technologies dans l’appel d’offres, le gouvernement américain a formé le groupe de travail "Team Telecom" pour soutenir l'offre américaine. Ce dernier va agir sur les acteurs autour de cet appel d’offres pour faire en sorte que l’offre américaine soit choisie. En effet, des menaces de sanctions ont été proférées à l'encontre de la société chinoise et des mises en garde ont été adressées aux pays concernés quant aux risques de sécurité associés à cette entreprise. Enfin, l'USTDA (United States Trade and Development Agency) a accordé des subventions d'une valeur de 3,8 millions de dollars à cinq entreprises de télécommunications, ces dernières devaient soutenir l’offre de SubCom. En février 2021, SubCom a remporté le contrat, renforçant ainsi la position américaine dans la compétition des câbles sous-marins.
Avec le succès de Subcom, la Chine a initié un nouveau projet de câbles pour concurrencer le SEA-ME-WE 6, le réseau EMA. Il doit relier l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie et sa valeur est estimé à 500 millions de dollars. De nombreux opérateurs chinois ont collaboré sur ce projet avec l’aide de l’Etat chinois. En effet, China Telecom, China Mobile, China Unicom et HMN Technologies ont le soutien financier de l’Etat chinois. Cette réponse du gouvernement chinois permet aux opérateurs de télécommunications d’avoir une portée élargie dans leurs activités, mais surtout, cela leur garantit un maintien de leurs communications. Si les Etats-Unis décident de couper l’accès à ses câbles pour exclure la Chine du réseau international, l’impact sera limité grâce à la présence des câbles chinois.
La doctrine chinoise, une utilisation totale des capacités du pays pour dominer le secteur
Depuis 2015, l’initiative de la Route de la soie numérique, pilotée par la Chine, a propulsé le pays comme acteur majeur des câbles sous-marins, visant à dominer 60 % du marché mondial des câbles à fibre optique, avec un regard centré vers les économies émergentes d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et du Pacifique. Bien que les pays d’accueil puissent bénéficier de ces infrastructures, la plupart des projets sont contrôlés par la Chine, exposant ces pays à des risques de dette élevés et à une perte de souveraineté.
Les investissements à l’étranger du Parti communiste chinois, outil stratégique pour ses nouveaux projets de câbles
La Chine dispose aujourd’hui d’infrastructures majeures dans des zones géopolitiques cruciales, comme le port de Gwadar au Pakistan (géré par la China Overseas Ports Holding Company), Djibouti (abritant la première base militaire chinoise à l’étranger), et l’Egypte (principal partenaire commercial de la Chine dans la région). Le Parti communiste chinois utilise efficacement ces emplacements, par exemple, la China Construction Bank finance le câble sous-marin Asie-Afrique-Europe, reliant plusieurs pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Europe. Certaines stations d’atterrissage sont situées à Djibouti et au Pakistan. Enfin, le câble se termine à Gwadar. Ce dernier suscite des préoccupations quant à une possible installation navale chinoise.
Ces infrastructures revêtent une importance stratégique pour Pékin, facilitant ses échanges commerciaux et ses approvisionnements en énergie via des points de passage clé proches de ces pays. Elles permettent aussi de placer facilement des réseaux de câbles sans passer par des clients occidentaux.
L’armée populaire de libération, un outil se positionnant hors du marché pour remplir les intérêts stratégiques chinois
La Chine a posé de nombreux câbles en mer de Chine méridionale. Ces actions passent notamment par la stratégie de conquête de la zone géographique par la Chine. En effet, la construction des îles artificielles (servant à étendre les ZEE chinoises) permet la construction de nouveaux câbles entre le continent chinois et ces îles artificielles. En 2020, Radio Free Asia (RFA) et BenarNews ont utilisé des images satellites pour documenter ces activités dans les îles Paracels, également revendiquées par Taïwan et le Vietnam. En 2017, China Telecom a posé des câbles à fibre optique entre les récifs de Fiery Cross, Subi et Mischief dans les îles Spratley. En 2016, des câbles sous-marins ont été posés pour relier la ville et la base militaire de l’île Woody à l’île chinoise de Hainan. Enfin, depuis 2015, l’Armée populaire de libération chinoise dispose de ses propres navires de pose de câbles et ne passe donc pas forcément par le marché privé pour installer de nouveaux câbles. Ces actions confortent la présence chinoise en Mer méridionale de Chine et peuvent permettre un contrôle des poses de câbles effectuées par des acteurs hostiles à Pékin.
En juin 2020, le Vietnam s’est opposé aux activités de câblage de la Chine dans les îles Paracels, affirmant que ces actions violaient sa souveraineté. James Kraska, professeur à l’U.S. Naval War College, a déclaré que les connexions par fibre optique entre les avant-postes chinois étaient probablement à des fins militaires, permettant des communications cryptées entre ces avant-postes.
L’exclusion de la Chine du marché des câbles, la limite des restrictions abusives chinoises
Pour la pose ou la maintenance de câbles en mer de Chine, Pékin oblige l’obtention de permis et rend les procédures de plus en plus complexes pour allonger les délais. Ce levier est similaire à celle mise en place sur l’exportation de métaux rares et est très utilisé par Pékin.
En outre, pour les câbles, elle exige un permis au-delà de sa ZEE en utilisant les différentes positions qu’elle a prises dans la mer de Chine méridionale avec les îles artificielles. Donc, de nombreux projets de câbles subissent des retards, comme le câble SJC2 dont Meta est l’un des investisseurs. Il est destiné à relier le Japon à Singapour via Hong Kong, le Vietnam et la Corée du Sud.
En réponse à ces contraintes, les nouveaux projets de câbles tendent de plus en plus à contourner la mer de Chine méridionale, ce qui devrait engager des coûts plus élevés pour les entreprises. Cependant, la Chine ne devrait plus pouvoir retarder les projets et les acteurs chinois seraient écartés. Selon Michel Delaunay, Docteur en science politique et Chercheur au sein du centre de recherche de l'OPSA (Observatoire de la Politique et la Sécurité de l'Arctique), « aucun câble n’est prévu pour connecter la Chine d’ici 2025 ».
Deux câbles contournant la mer de Chine sont en cours de développement. Le projet Apricot, mené par l’entreprise américaine SubCom, devrait relier Singapour, les Philippines, Taïwan et le Japon. Le second, Echo, conçu par le fournisseur japonais NEC et détenu par Google et Meta, doit relier les États-Unis à l’Indonésie et à Singapour.
Le cycle de vie d’un câble sous-marin, le tournant dans la confrontation sino-américaine
La mise en place de projets de construction de câbles est un premier front sur lequel s’oppose les Etats-Unis et la Chine. Or, la place des acteurs dans le cycle de vie des câbles est un axe sur lequel la Chine a décidé de se positionner. En effet, un câble doit être fabriqué, posé, entretenu et réparé. Sur les deux premières étapes, les Etats-Unis entravent la Chine sur ses possibilités d’action. En réponse aux agissements de Washington, le Parti communiste chinois a choisi de se concentrer sur une partie du marché, plus silencieuse, la réparation des câbles.
Avoir un contrôle sur la chaîne de production est stratégique pour les Etats. Le Dr Amanda Watson, de l’Université nationale australienne, averti que les gouvernements, entreprises ou organisations pourraient altérer les câbles de manière insidieuse, par exemple en insérant des portes dérobées pendant le processus de fabrication, en volant des données des installations terrestres connectées aux câbles sous-marins, ou même en collectant des données en profondeur. Justin Sherman, chercheur à la Cyber Statecraft Initiative de l’Atlantic Council, affirme que des gouvernements comme la Chine pourraient utiliser leurs entreprises d’État pour exploiter les transferts de données mondiaux à des fins d’espionnage. Il souligne les préoccupations persistantes concernant le réseau maritime de HMN. Plusieurs entreprises chinoises, telles que China Mobile, China Telecom et China Unicom, répondent aux directives du gouvernement chinois.
La faille de la stratégie américaine, la maintenance des câbles sous-marins
Bien que des câbles sous-marins puissent être posés par des fournisseurs de confiance, leur maintenance est parfois confiée à des réparateurs considérés comme plus risqués, dont plusieurs sont chinois. Cette dépendance aux navires de réparation chinois, faute d’alternatives suffisantes, expose les câbles sous-marins à une autre vulnérabilité. En effet, en cas de conflit, la Chine pourrait interdire l’intervention de ses navires dans des opérations de réparation, laissant les câbles endommagés sans possibilité de réparation rapide.
Le problème de la maintenance chinoise des câbles américains
Le gouvernement américain estime que les opérations de maintenance des câbles dans le Pacifique sont particulièrement exposées au risque d’espionnage par le Parti communiste chinois. SB Submarine Systems (SBSS), anciennement Huawei Marine Systems, s’occupe de la réparation de câbles internationaux appartenant à des sociétés américaines comme Google et Meta. Des observations ont relevé que SBSS aurait dissimulé la position de ses navires aux systèmes de suivi, notamment lors d’interventions près de Taïwan, d’Indonésie et d’autres zones asiatiques. Ces dissimulations alimentent les craintes que des entreprises comme SBSS puissent espionner les flux de données, cartographier des réseaux de communication militaires américains, ou recueillir des informations permettant des coupures ciblées de câbles en cas de conflit.
Les navires de maintenance, un nombre insuffisant pour l’ensemble du réseau de câbles
Le nombre de navires câbliers spécialisés dans leur installation et dans leur entretien est limité à environ soixante dans le monde. Cependant, une petite partie d’entre eux sont uniquement destinés à la réparation des infrastructures. En effet, le secteur privé, dominant ce marché, doit exploiter les activités les plus rentables. La pose de câbles est bien plus intéressante financièrement que la réparation. Pour renforcer la résilience des infrastructures de câbles critiques, les États-Unis pourraient augmenter le financement fédéral pour développer les capacités industrielles de réparation, d’installation et de maintenance de leurs câbles. Après un pic d’investissements au début des années 2000, aucun nouveau navire câblier n’a été construit entre 2004 et 2010, et seulement cinq ont été livrés de 2011 à 2020. Parmi les navires existants, la majorité a entre 20 et 30 ans ; 19 dépassent les 30 ans, et le plus ancien, le Finlandais Telepaatti, date de 1978. Tandis qu’une minorité des navires (moins de dix) ont moins de 18 ans,
Cette pénurie de navires câbliers retarde de nombreux projets obligeant certains à être reprogrammés et restreint la faisabilité des petits projets qui doivent garantir un financement anticipé pour réserver une capacité de navire. Malgré la prolifération de nouveaux câbles, les opérateurs hésitent à investir dans des navires modernes, dont le coût de développement dépasse souvent les 100 millions de dollars. Certains optent donc pour la conversion de navires plus anciens : SBSS a ainsi lancé le Fu Tai, acheté et converti en 2021, et ASN a mis en service l'Île de Molène et l'Ile d'Yeu, deux navires (reconvertis) de maintenance acquis la même année. Enfin, le dernier navire neuf d’Orange Marine reste le Pierre de Fermat, livré en 2014.
Subcom, un acteur de la Guerre Froide placé au centre de la stratégie des Etats-Unis par le gouvernement américain
Ce « climat » de Guerre Froide s’illustre par l’utilisation de SubCom pour les intérêts américains. SubCom est l’un des plus grands fournisseurs mondiaux de câbles sous-marins pour les télécommunications et est l’unique fournisseur de l'armée américaine. La société américaine est détenue par Cerberus Capital Management, une société de capital-investissement qui a investi dans des entreprises de défense. L’année dernière, Cerberus a payé 300 millions de dollars pour un chantier naval philippin sur une ancienne base de la marine américaine près de la mer de Chine méridionale. Cette prise de position de Cerberus a empêché la Chine de s’installer sur cet axe stratégique pour le contrôle de la mer de Chine méridionale. SubCom est une société née d'un projet américain de la guerre froide visant à espionner les sous-marins soviétiques. Son implication dans la stratégie américaine pour contrer la progression du marché chinois expose l’intention de Washington, de mener une guerre économique.
SubCom participe à plusieurs projets comme la Cable Security Fleet (CSF), instaurée en 2021 et inspirée du programme de sécurité maritime, qui est un programme fédéral destiné à sécuriser les infrastructures stratégiques, supervisé en partie par le Pentagone. Ce programme vise à pallier le manque de capacité des navires américains à répondre rapidement en cas de crise nationale ou de conflit. SubCom a reçu un contrat annuel de 10 millions de dollars du ministère des Transports pour opérer le CSF. La flotte CSF est composée de deux navires câbliers sous pavillon américain, le CS Dependable et le CS Decisive, prêts pour la pose et la maintenance de câbles stratégiques. Le financement du CSF est renouvelé chaque année par le Congrès, avec une allocation de 5 millions de dollars pour chaque navire conforme aux obligations contractuelles et légales.
La France, un acteur puissant mais silencieux
La France occupe une place stratégique sur le marché des câbles sous-marins, grâce à des acteurs majeurs de l’industrie tels que Alcatel Submarine Networks (ASN) et Orange Marine.
La France, un acteur ancré historiquement et géographiquement dans ce marché
ASN, qui était la filiale de Nokia basée en France, est l’un des leaders mondiaux dans la conception, la fabrication, la maintenance et l’installation de câbles sous-marins de fibre optique. La société participe à des projets internationaux, notamment en partenariat avec les GAFAM comme Google et Meta pour des installations dans l’Atlantique et le Pacifique.
Orange Marine, une autre entité stratégique française, opère une flotte de navires de pose et de réparation de câbles. Les navires d’Orange Marine interviennent dans le cadre de plusieurs accords :
ACMA (Atlantic Cable Maintenance Agreement) : pour des opérations depuis la Base Marine Atlantique de Brest dans la zone Atlantique et Europe du Nord qui est l’une des régions les plus denses en câbles sous-marins.
MECMA (Mediterranean Cable Maintenance Agreement) : pour des opérations depuis la Base Marine Méditerranée de La Seyne-sur-Mer dans la zone Méditerranée, incluant la mer Noire et la mer Rouge regroupant 71 000 km de câbles sous-marins.
2OCMA (2 Oceans Cable Maintenance Agreement) : pour des interventions depuis Cape Town dans le sud des océans Atlantique et Indien.
SEAIOCMA (South East Asia and Indian Ocean Cable Maintenance Agreement) : pour l’exploitation d’un ROV (Véhicule sous-marin téléopéré) Alpha 8 sur le câblier Asean Explorer, navire appartenant à Asean Cableship, opérateur en Asie.
Les infrastructures françaises et la situation géographique avantageuse du pays, avec des points stratégiques en Bretagne, Provence et dans les territoires d’outre-mer, font de la France un nœud clé dans le réseau mondial de télécommunications sous-marines. Cette position permet au pays de jouer un rôle central dans l’interconnexion entre l’Europe, l’Afrique et l'Amérique.
Enfin, les acteurs français bénéficient également du soutien de l'État pour le développement de ces infrastructures, notamment à travers des initiatives européennes pour sécuriser le réseau et garantir une indépendance numérique croissante face aux puissances américaine et chinoise.
Le rachat d’ASN par l’Etat français, un positionnement fort au sein d’une confrontation sino-américaine
L’État français a finalisé le rachat d’Alcatel Submarine Networks (ASN) en novembre 2024. 80 % des parts d’Alcatel Submarine Networks (environ 100 millions d’euros), ont été rachetées par l’Etat français. ASN, détenue par Nokia depuis 2015, emploie près de 2 000 salariés en Norvège, au Royaume-Uni et 1 370 en France.
L’entreprise dispose de sept navires câbliers. Les bateaux Île de Bréhat, Île de Batz, Île de Sein, Île d'Aix et Île d'Yeu sont destinés à la pose des câbles sous-marins. Les navires Île d'Ouessant et Île de Molène sont destinés à l'entretien des câbles. ASN représente environ 33 % de la fabrication mondiale, devant SubCom (30 %).
Avec ce rachat, la France dispose d’un acteur pouvant exploiter la position stratégique française au sein du réseau de câbles mondial. ASN pourrait jouer un rôle similaire à SubCom, devenir l’acteur permettant à la France d’assurer une maintenance sur les câbles les plus stratégiques pour le pays.
Le réseau de satellites, une alternative limitée dans le transfert de données mais stratégique
Le marché des câbles sous-marins est très sensible aux enjeux géopolitiques. Les acteurs étatiques vont lutter pour mettre en place les projets aux meilleurs endroits et pour bloquer les états « hostiles ». Cependant, il y a aussi un risque de sabotage. Le cas de Nordstream a démontré que les câbles sous-marins pourraient aussi être ciblés en temps de guerre. En parallèle de ce constat, la majorité des dommages aux câbles est causée par des activités maritimes comme la navigation et la pêche, ainsi que par des événements naturels tels que les tremblements de terre et les cyclones. Cependant, le risque de dommages malveillants est en hausse en raison de l’aspect stratégique des câbles.
En effet, couper ces derniers peut avoir plusieurs objectifs comme interrompre les communications militaires ou gouvernementales au début d’un conflit, bloquer l’accès à Internet pour une population ciblée ou perturber les concurrents économiques ou provoquer un chaos économique à des fins géopolitiques. Le cas récent des deux câbles endommagés en mer Baltique montre qu’un simple navire de commerce peut couper deux câbles de communication essentiels aux pays d’Europe du Nord.
La série de câbles endommagés a démontré qu’il existe une nécessité stratégique pour un pays d’assurer des communications permanentes. Une alternative pourrait voir le jour pour les câbles sous-marins, mais elle est loin d’être aboutie et ne pourrait pas remplacer ces infrastructures sous-marines. Cette alternative est la constellation de satellites dont le marché est très dense et actif. Les pays acteurs de ce dernier sont similaires à celui des câbles (UE, USA et Chine). Les constellations de satellites en orbite basse, telles que Starlink de SpaceX, offriraient une faible latence et une capacité de 20 Gbit/s par satellite avec leur proximité avec la Terre. Toutefois, en comparaison, les câbles sous-marins, comme le câble MAREA reliant Bilbao à Virginia Beach, atteignent une capacité supérieure de 224 Tbit/s.
Mais il faut noter que les satellites n’atteignent qu’une fraction de la capacité de ces câbles sous-marins. Il n’empêche qu’en situation de guerre, l’utilisation de constellations de satellites ne devrait pas être négligée pour la circulation de données militaires. L’OTAN a lancé un projet en août dernier pour développer l’usage d’Internet avec les constellations de satellites.
Joachim Harbulot (SIE28 de l’EGE)
Sources :
Rapports :
EUROPEAN COMMISSION RECOMMENDATION of 26.2.2024 on Secure and Resilient Submarine Cable Infrastructures
SUBSEA CABLES - WHAT IS AT STAKE? From ENISA
Rapport d'information n° 899 (2021-2022) du Sénat, La France face au jeu des puissances en Méditerranée, déposé le 27 septembre 2022
CHINA’S SUBSEACABLE POWER PLAY IN THE MIDDLE EAST AND NORTH AFRICA from Atlantic Council
Rapport de la Federal Communications Commission du 1er octobre 2020
Sitographie :
2Africa cable lands in Marseille, France to strengthen interconnectivity with Africa. (s. d.). https://www.vodafone.com/business/news-and-insights/company-news/2africa-cable-lands-in-marseille-france-to-strengthen-interconnectivity-with-africa
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Annexe
Carte des câbles en Mer Méditerranée :