Victoire syndicale dans une guerre informationnelle : le cas des EPHAD

Groupe européen de la gestion de maisons de retraite, coté en à l’Euronext depuis 2002, le groupe Orpéa emploie 76 000 personnes en Europe. Son activité historique, qui demeure sa principale source de revenus, est la gestion d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

Un Ehpad fonctionne grâce à une main-d'œuvre conséquente pour assurer des soins de qualité à ses résidents. Le personnel qualifié collabore étroitement pour satisfaire les besoins de chaque résident, notamment en les assistant dans les activités quotidiennes comme la toilette, les repas et le nettoyage de leur chambre. Les Ehpad mettent en place des protocoles rigoureux pour assurer la sécurité et le confort des résidents, gérer les urgences et éviter les accidents. Ils organisent aussi des activités et événements pour enrichir la vie des résidents. Les rôles en Ehpad, souvent techniques, sont majoritairement occupés par des femmes. Leurs salaires et conditions de travail sont souvent critiqués, en particulier par des syndicats tels que la CGT, la CFDT et Force Ouvrière.

La direction d’Orpéa a mis en place des mesures pour limiter l'influence de la CGT au sein de ses instances représentatives. Elle a limité la représentation du personnel dans un comité d’entreprise (CSE) national de 35 membres titulaires et créé un syndicat “maison” dont elle a favorisé l’expansion, dans le but affiché de contrer la CGT. Majoritaire avec environ 60% des suffrages, Arc-en-Ciel gère avec l'Unsa, l'unique comité social et économique (CSE) de l'union économique et sociale (UES) d'Orpea en France. Ce CSE dispose d'une seule commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), composée de 16 membres du CSE. (Source : Mission sur la gestion des EHPAD du groupe ORPEA - IGAS 2022 0164 du 16 mars 2022).

La CGT a considéré cette stratégie comme une mesure de contournement. Majoritaire dans d’autres établissements de santé et groupe d’EHPAD, le syndicat estimait que sa représentativité chez Orpéa était anormalement basse. C’est pourquoi, il a mené une guerre de l’information contre Orpéa pendant plusieurs années afin de restaurer un dialogue social entre l’entreprise, les salariés et leurs instances représentatives.  Cette stratégie a fini par payer en 2022 avec la sortie d’une enquête écrite par un journaliste indépendant appelé Victor Castanet : Les Fossoyeurs. Cet détaille comment l'approche offensive de la CGT a conduit à une victoire syndicale majeure.

Contexte général sur les Ehpad

Une situation qui touche les 3 échiquiers avec des évènements imbriqués et des effets de bord.

Approche chronologique :

Depuis 2017, les Ehpad souffrent d’un déficit de popularité. Il se cristallise lors de reportages audiovisuels ou de livres-témoignages dont les sorties, largement médiatisées, passionnent et mobilisent l’opinion publique. Les reportages audiovisuels notamment se distinguent par des scores d’audimat très significatifs (source : chronologie des publications avec reprise des scores d’audimat).

Le succès d’audience de ces reportages et ouvrages incite les pouvoirs publics à réaliser des enquêtes sectorielles et des travaux législatifs afin de faire évoluer la prise en charge des personnes âgées. Ainsi, pour donner suite à la grève de 3 mois dans l’EHPAD de Foucherans, le grand reporter Florence Aubenas publie deux enquêtes dans le quotidien Le Monde. Ces enquêtes suscitent un vif émoi, ce qui amène l’Assemblée Nationale à réaliser une enquête flash conduite par la députée (PS) Monique Iborra durant l’été 2017.

A la suite du rapport Iborra, Emmanuel Macron s’engage en juin 2018 à porter une loi Grand Age et Autonomie qui devrait – notamment – résoudre les problèmes de la prise en charge des personnes âgées par les EHPAD 

En automne 2018, l'émission "Envoyé Spécial" met en lumière des situations alarmantes de maltraitance au sein des Ehpad Korian et Orpéa. Cette révélation provoque un scandale majeur, poussant la profession à réagir vigoureusement. En réponse à cette crise, le secteur se mobilise à travers ses propres canaux médiatiques. Les Assises des Ehpad et le Magazine des Maisons de retraite, édités par Planète Grise (anciennement : EHPA), groupe de communication dirigé par Luc Broussy, auteur de deux rapports sur l’adaptation de la société au vieillissement (2013 et 2021), ancien directeur du SYNERPA (syndicat patronal des Ehpad privés commerciaux) et co-fondateur du think tank Matières Grises avec le député Jérôme Guedj (Nupes). Planète Grise bénéficie du soutien financier des groupes d’Ehpad privés commerciaux et de résidences services seniors pour ses opérations d’affaires publiques.

L'année 2020, marquée par les confinements liés à la pandémie, accentue les problématiques des Ehpad. Ces établissements sont au cœur de débats sociétaux et économiques, entraînant un glissement vers des enjeux politiques. Les défis rencontrés par ces structures pendant cette période mettent en évidence la nécessité d'une réflexion approfondie sur leur fonctionnement et leur place dans la société.

Post confinement, le gouvernement annonce le déblocage d’une subvention de 2,3 Mds € pour la rénovation du secteur.

Enjeux pour la CGT

Au sein de la branche Santé - Action Sociale, la CGT affirme sa présence et étend son influence tant au niveau national qu'européen. Cette montée en puissance est d'ailleurs illustrée par le contrôle du CSE Européen d’Orpéa, où la CGT a remporté 43% des suffrages lors des élections du 9 mars 2023. Cette victoire témoigne de la confiance accordée par les travailleurs à ce syndicat.

Au-delà des frontières françaises, la CGT renforce sa représentativité à l'échelle européenne en collaborant étroitement avec le syndicat EPSU. Cette alliance stratégique vise à étendre l'influence de la CGT, non seulement en France, mais aussi à travers toute l'Europe.

Cependant, malgré cette montée en puissance, la CGT fait face à des obstacles majeurs au sein d'Orpéa. Toutes ses initiatives y sont systématiquement contrées par la direction et le syndicat Arc En Ciel. Face à cette opposition interne, la CGT cherche des alliés et des relais externes pour mener sa guerre de l'information sur l'échiquier sociétal. Si elle peut agir ouvertement dans son domaine de prédilection, à savoir la mobilisation du personnel lors des grèves et manifestations, elle doit néanmoins trouver des relais pour élargir son action auprès des pouvoirs publics et de l'opinion publique.

L'un des combats majeurs de la CGT à l'échelle européenne est la renationalisation du secteur. Pour ce faire, elle mise sur la collaboration et le soutien d'acteurs clés pour porter sa voix et ses revendications au-delà des simples mobilisations internes.

La CGT : posture de guérilla offensive

Que peut faire un syndicat souhaitant faire avancer sa cause en interne, mais n’ayant pas la possibilité de mobiliser les salariés, ni la direction qui lui fait systématiquement obstruction ?  Il peut chercher à mobiliser des alliés externes qui l’aideront à faire bouger les parties prenantes internes, indirectement. La stratégie médiatique de la CGT doit contribuer à cet objectif.

Dans le "Manuel d’Intelligence économique" de 2012, Antoine Violet-Surcouf analyse une tentative du syndicat SEIU pour déstabiliser Sodexo. Le SEIU a lancé une campagne publique dans l'espoir de devenir le syndicat dominant au sein de Sodexo. Dans ces contextes, les syndicats ont tenté de rallier l'opinion publique pour atteindre des objectifs qu'ils ne pouvaient réaliser en interne.

Cependant, tous les sujets ne sont pas susceptibles de provoquer les réactions populaires attendues. Ainsi, depuis 2022, la CGT santé privée cherche-t-elle à destabiliser le groupe Avec (ex DocGestio) en dénonçant les malversations financières de son président, Bernard Bensaïd. L’homme d’affaire a d’ailleurs été mis en examen, mais bien que le scandale financier se chiffre en dizaines de millions d’euros, l’opinion publique n’est pas choquée ou mobilisée autour du scandale.

Sur Orpéa, la CGT et ses alliés ont joué sur le terrain de l’émotion et de l’indignation en montrant au grand public comment le groupe maltraite ses clients. Ce sont les chapitres de l’ouvrage de Victor Castanet décrivant les situations des personnes âgées et de leurs familles qui ont suscité la réaction attendue.

Alors que la CGT vs le groupe Avec se concentre principalement sur les échiquiers politique et économique, l'affaire CGT vs le groupe Orpéa s'étend également à l'échiquier sociétal. Cette mobilisation simultanée sur trois fronts pourrait-elle expliquer les divergences dans les retombées de ces deux affaires ?

Pour mieux comprendre la dynamique de la CGT, il est essentiel de se pencher sur ses actions offensives antérieures. Avant l'affaire des "fossoyeurs", plusieurs événements marquants ont jalonné son parcours :

. Un dossier de l’Expansion a révélé une affaire d’espionnage de salariés orchestrée par la direction d’Orpea, ciblant spécifiquement des élus CGT.

. En 2017, la grève de Foucherans a été un moment clé, renforcé par des entretiens avec la journaliste Florence Aubenas.

. La CGT a également facilité la publication d'un dossier Mediapart mettant en lumière des dysfonctionnements au sein d'Orpéa.

. En octobre 2018, un reportage de Elise Richard pour "Zone Interdite" a été rendu possible grâce à la collaboration de la CGT.

. Cette collaboration s'est poursuivie avec la contribution de la CGT au livre d'Elise Richard en septembre 2021.

. Ces actions montrent une stratégie syndicale proactive, cherchant à mettre en lumière des pratiques douteuses et à défendre les droits des travailleurs.

L’atout de la CGT : Victor Castanet : Le chevalier blanc

Victor Castanet est un journaliste d’investigation né le 9 juin 1987. Journaliste depuis toujours, il a travaillé pour plusieurs médias et supports. Il sait aussi bien faire de l’article écrit que du reportage audiovisuel.

« Je pratique un journalisme à impact : on m'alerte sur des dysfonctionnements que je rapporte fidèlement, avec des preuves, dans le but qu'il se passe ensuite quelque chose.» - Victor Castanet. Éclectique, ce dernier  s’intéresser à divers sujets dès lors qu’il leur trouve un impact et qu’une rédaction est prête à financer l’enquête. Cela donne de très bons contenus que le journaliste a tous diffusés sur son site internet personnel. Car depuis 2018, Victor Castanet est un journaliste indépendant. Et c’est important de souligner ce que signifie ce terme, car il est systématiquement accolé au nom de Victor Castanet, pour justifier sa légitimité, son autorité et ses prises de position.

Définition journaliste indépendant

Un journaliste indépendant est un professionnel de l'information qui travaille de manière autonome, sans être rattaché à une rédaction ou à un média en particulier. Le journaliste indépendant est souvent considéré comme un garant de l'indépendance et de la qualité de l'information, car il n'est pas soumis aux pressions économiques ou politiques qui peuvent peser sur les médias traditionnels. Cependant, il doit faire face à des défis tels que la précarité économique, le manque de moyens et d'appuis, et la difficulté à se faire connaître et à être reconnu comme un professionnel de l'information à part entière.

Écart sémantique : Indépendant ne veut pas dire impartial. Dans ses reportages, Victor Castanet s’engage auprès d’une partie, celle qu’il choisit de défendre. Celle qui va travailler main dans la main avec lui pendant toute son enquête. Celle dont il espère améliorer la situation. Et donc, son contenu est toujours orienté pour faire la démonstration de son point de vue… Qui coïncide avec la défense de la partie qu’il a décidé de soutenir.

« Je savais qu'il y aurait des suites, j'avais bossé pour ça. Mais je me demandais quand même qui irait acheter un livre de 400 pages sur des maisons de retraite ! C'est le succès d'édition le plus dur à imaginer. L'ouvrage est arrivé à un moment où la population, traumatisée par le bilan du Covid parmi les personnes âgées, était sensibilisée à ces questions ». - Victor Castanet

Orpéa : posture défensive

Face à une série d'attaques médiatiques, les groupes d'Ehpad privés commerciaux ont adopté une stratégie clairement défensive. Plutôt que d'ouvrir leurs portes aux médias pour des reportages, ils se replient systématiquement, renvoyant toute demande vers leur service Relations Publiques. Cette posture, loin d'être transparente, renforce l'idée d'une volonté de contrôler le récit autour de leur activité.

Lors de la publication de livres critiques à leur égard, la riposte s'organise. Les organismes concernés, ainsi que leurs alliés - qu'il s'agisse de médias partenaires, de think tanks ou de personnalités associées – prennent la défense des Ehpad. Une tactique récurrente consiste à remettre en question la légitimité des auteurs et témoins 

Dans le cas spécifique du livre de Victor Castanet, Orpéa aurait cherché à empêcher la sortie du livre en proposant un dessous de table à l’auteur. Ce fait n’est cependant pas avéré, la personne ayant approché l’auteur n’étant pas directement lié au groupe d’EHPAD.

Le rôle des réseaux sociaux dans cette guerre informationnelle

Les réseaux sociaux, ces dernières années, sont devenus des espaces d'échanges et de débats incontournables, influençant souvent la perception du public sur diverses questions. Dans le contexte des Ehpad et des controverses qui les entourent, ces plateformes ont joué un rôle non négligeable dans la cristallisation de l'opinion publique. Les internautes, en réagissant à des articles de presse, ont amplifié la visibilité des problématiques soulevées. Cependant, il est essentiel de souligner que ces réactions spontanées sur les réseaux sociaux n'ont pas été orchestrées par les parties en conflit.

La stratégie de Castanet et de la CGT ne s'est pas appuyée sur les réseaux sociaux pour mobiliser l'opinion. Leur approche a été plus traditionnelle, mais tout aussi efficace. En utilisant le livre comme principal vecteur d'information et en collaborant étroitement avec la presse, ils ont cherché à sensibiliser le grand public et, par ricochet, à pousser le pouvoir politique à réagir. Leur objectif était clair : mettre en lumière les enjeux et obtenir un changement tangible.

Du côté des groupes d'Ehpad, la situation est quelque peu différente. Bien qu'ils aient été la cible de nombreuses critiques, ils n'ont pas été particulièrement actifs sur les réseaux sociaux. Cette réticence peut s'expliquer par une méconnaissance ou une certaine maladresse avec ce type de communication. Plutôt que de s'engager dans des débats en ligne, ils ont préféré adopter une posture défensive, renvoyant systématiquement les demandes médiatiques vers leurs services de Relations Publiques.

Bien que les réseaux sociaux aient amplifié les voix et les opinions, les stratégies des parties principales ne se sont pas centrées sur ces plateformes. Chaque camp a choisi des moyens de communication qui correspondaient le mieux à ses objectifs et à ses compétences.

La victoire de la CGT

La CGT a remporté une victoire significative dans sa guerre de l'information contre Orpéa. Grâce à une stratégie offensive de longue haleine, le syndicat a réussi à faire éclater au grand jour les dysfonctionnements de l'entreprise, mobiliser l'opinion publique sur la situation des Ehpad en France. La publication de l'enquête Les Fossoyeurs a été un tournant décisif dans cette bataille, en révélant l'ampleur des problèmes chez Orpéa et en mettant la direction de l'entreprise sur la défensive.

La victoire de la CGT s'explique par plusieurs facteurs clés. Tout d'abord, le syndicat a su exploiter les failles de l'entreprise et les dysfonctionnements du secteur des Ehpad pour mobiliser l'opinion publique et les médias. Ensuite, la CGT a réussi à s'entourer de relais externes, notamment en travaillant avec des journalistes indépendants comme Victor Castanet, pour porter sa guerre de l'information sur l'échiquier sociétal et politique. Enfin, la CGT a su maintenir une posture offensive et agressive tout au long de sa campagne, en dénonçant régulièrement les pratiques d'Orpéa et en mettant en évidence les actions de l'entreprise pour contrer le syndicat.

Finalement, la victoire de la CGT chez Orpéa est un exemple de la puissance de la guerre informationnelle dans le monde du travail. En utilisant des tactiques agressives et en s'entourant de relais externes, le syndicat a réussi à faire éclater les problèmes de l'entreprise et à mobiliser l'opinion publique. Cette victoire montre également l'importance pour les entreprises de mieux se saisir des enjeux de guerre de l’information.

Alexandre Faure,
étudiant de la 42ème promotion MSIE