Trace mémorielle de l’espionnage américain en France

Deux séries télévisées ont traité chacune à leur manière du rôle de la CIA dans des affaires de renseignement françaises. Le bureau des légendes et Totems. Dans les deux cas, la partie française est en situation de faiblesse. Sans dévoiler le scénario pour les internautes qui ne les ont pas encore vues, précision seulement qu’il ressort de l’écriture des scénaristes un complexe d’infériorité. Le SDECE (Totems se passe en 1965 et la DGSE (période beaucoup plus récente) sont présentés comme des structures vulnérables (trahison d’agent au profit d’une puissance étrangère) alors que la CIA est le grand frère puissant qui survole le sujet.

Cette incapacité à dépasser ce type de cliché dans le monde de la fiction française ne fait qu’entretenir subrepticement l’incapacité chronique du monde du renseignement français à s’extraire des griffes du renseignement américain.

Dans la vraie vie, ce ne fut pas toujours le cas. Et il est dommage que les scénaristes français manquent à ce point de culture sur ce type de sujet pour raconter d’autres histoires plus constructives à propos du renseignement français.

Le cas d’école de l’affaire Baumgartner

Le 10 février 1995, le ministre de l’Intérieur français annonçait l’expulsion de cinq américains travaillant à l’ambassade des Etats-Unis. Ces expulsions n’étaient que les conséquences d’une affaire de renseignement économique opposant dès 1993 la France aux Etats-Unis : l’affaire Baumgartner.

Les années 1990 ont d’abord été marquées par le cycle de négociations d’Uruguay auprès du GATT1. À travers ces discussions, les états unis avaient pour objectif d’imposer une marchandisation de la culture, notamment du secteur audiovisuel, afin de privilégier l’exportation de produits américains.

Ces négociations ont néanmoins rencontré une vive opposition en France. De nombreux acteurs de l’audiovisuel français ont en effet pris la parole pour défendre ce qu’ils désignaient comme une

« exception culturelle ». Cette notion importante permet de concevoir la culture non pas comme un simple produit industriel mais comme un élément non-marchandable. Or, L’objectif des Etats-Unis était d’exporter massivement les produits américains, ou plus généralement une certaine

«Americain Way of Life». L’affaire se trouve dès lors teintée d’un enjeu de soft power, notion pourtant peu appréhendée en France à cette période2. Pour poursuivre cet objectif, les Etats-Unis ont donc déployé d’importants moyens, dont un réseau d’agents de la CIA à Paris.

La CIA à l’offensive contre une cible française

Sous la couverture du Dallas Market Center, ce réseau était chargé d’obtenir des informations sur l’argumentaire que le gouvernement français entendait présenter contre la libéralisation de l’audiovisuel. La réussite de cette mission aurait dû permettre aux Etats-Unis d’anéantir les arguments français lors de la clôture des négociations.

C’est dans cette perspective de recherche de résultat qu’en 1993, Mary-Ann Baumgartner, à la tête du réseau de la CIA, a approché avec succès le responsable des affaires culturelles de Matignon : Henri Plagnol. Toutefois, ce dernier a rapidement été contacté par la Direction de le Surveillance du Territoire qui le chargea d’intoxiquer les Etats- Unis.

Après quelques mois d’opération, l’intoxication s’avère être un succès. Les agents américains rédigent un rapport affirmant que la France restera sur ses positions et empêchera toute tentative de libéralisation du secteur de la culture. Selon la CIA, les arguments français seraient ainsi fondés et impossible à contrer. L’affaire se conclura par l’expulsion de 5 « diplomates » américains le 10 février 1995. Notons au passage qu’il est exceptionnel qu’un pouvoir politique français ait osé prendre une telle décision à l’égard des Etats-Unis d’Amérique.

Mais n’oublions pas qu’elle avait été précédée quelques années auparavant d’un réseau d’espionnage très important de la DGSE qui espionnait des entreprises américaines sur territoire américain. Le journaliste Jean Lesieur de L'Express a relaté le 6 mai 1993 cette affaire dans un long article intitulé « CIA-DGSE : la drôle de guerre ». En 1990, le FBI démantela un réseau français d'une cinquantaine d'agents, qui travaillaient depuis huit ans dans 49 entreprises américaines. Les plus connues d’entre elles étaient IBM, Texas Instruments et Hewlett Packard. A cette époque, les entreprises d'outre-Atlantique spécialisées dans le domaine des microprocesseurs à lecture très rapide furent ciblées par la DGSE compte tenu des enjeux que représentaient les technologies de l’information.

Le malaise des médias américains devant l’expulsion des agents de la CIA par les autorités françaises

La presse américaine n’a pratiquement pas rendu compte de cette crise passagère entre Paris et Washington. Seul The Washington Post l’a évoquée en abordant les conséquences politiques néfastes que l’affaire a eu sur Balladur en France4. La presse britannique a volontiers considéré l’affaire comme un succès américain plutôt qu’une réussite française, en titrant par exemple « French minister gave secrets to CIA »5 ou encore « Former French minister paid for secrets’ by CIA woman spy »6.

Ces expulsions ont en exergue le caractère politique et diplomatique de l’affaire. Celle-ci sera bientôt présentée par la presse française comme une réussite des services de contre-espionnage. En réalité, le succès de la DST dépasse le simple domaine du contre-espionnage.

Une petite victoire française

Il faut en premier lieu souligner que l’affaire a démontré l’apparition d’une certaine synergie en France. La défense de l’audiovisuel français et de cette conception française de la culture a en effet engagé à la fois les professionnels de l’audiovisuel, l’opinion publique, la presse, le gouvernement français mais aussi les services de contre-espionnage. Cette synergie se traduit notamment par la mise en place d’un système de taxation des tickets de cinéma, ce système permettant au Centre National du Cinéma (CNC) de financer l’audiovisuel français à partir des succès hollywoodiens projetés en France7. Le gouvernement et l’action de la DST ont contribué à protéger ce mécanisme ainsi que les professionnels de l’audiovisuel français. La coopération entre la DST et Henri Plagnol ont permis aux agents français d’être sensibilisés aux enjeux de soft power concernant la culture et le cinéma français.

De plus, la réaction de la DST et du gouvernement français a aussi permis de protéger durablement l’audiovisuel français. En effet, plusieurs tentatives de déstabilisation américaines ont été déjouées par la suite. Cette résistance n’est que la conséquence du fait que la France ait réussi à imposer une forme de standard quant à la conception de la culture et ainsi à réunir une part des Etats européens autour de cette conception.

Timothé Fuller,
étudiant de la 2ème promotion RensIE

Notes

1 General Agreement on Tariffs and Trade

2 « À l’époque, le concept de soft power est nouveau et difficile à saisir. » -Ali Laïdi, Histoire mondiale de la guerre économique –2016, Chapitre 23.

4 The Washington Post , Resentement over U.S-French spy flap could last years – 1 mars 1995.

5 The Guardian, French minister gave secrets to CIA – 4 sept. 2003.

6 The Telegraph, Former French minister ‘paid for secrets’ by CIA woman spy – 7 septembre 2003.