TikTok et le renseignement chinois

A l’heure où les Etats-Unis s’apprêtent à Interdire Tik Tok si l’entreprise Tik Tok USA ne rompt pas ses liens, le débat rebondit en Europe. Jusqu’à présent, les Européens se limitent à un débat sur les effets de conation (ensemble des processus psychiques permettant d’aboutir à l’action : addiction à Tik Tok Light par le paiement) et non sous l’angle de la guerre cognitive en termes de contenu. 

L’action conative a pour but de renforcer les probabilités de trouble cognitifs (symptôme lié à une réduction des capacités d’effort, d’initiative et qui génère une dégradation de la volonté d’autrui). Ce risque conatif est différent du risque cognitif. Le premier abêtit l’individu et renforce l’inertie à l’action. Le second fausse les perceptions et oriente la compréhension du monde. 

Les gouvernements américain et canadien ont interdit[i], en février 2023, leurs fonctionnaires d’utiliser et d’accéder à l’application TikTok depuis leurs appareils informatiques professionnels fournis par les diverses administrations. Cette mesure a depuis été suivi par la commission européenne à l’égard de ses fonctionnaires. Ces décisions font suite à d’importants soupçons lié à l’utilisation des données de l’application TikTok par le gouvernement chinois. TikTok, détenu par le géant chinois Bytedance, est un réseau social populaire largement démocratisé par l’épidémie de Covid-19 et ses nombreux confinements. Les peurs liées à l’utilisation des données des utilisateurs européens et américains s’ancrent dans un contexte de tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis, ainsi que sur une prise de conscience progressive de l’influence chinoise à l’international. Il serait donc intéressant de voir plus en détail les liens qu’entretien TikTok avec le gouvernement chinois, et le rôle qu’il peut jouer dans l’influence et le renseignement de ce dernier. Il conviendra d’étudier ce sujet à travers divers prismes, notamment sa politique de recueil des données, son algorithme et sa gouvernance.

Les critiques américaines

TikTok est tout d’abord régulièrement attaqué, notamment sur l’utilisation des données personnelles de ses utilisateurs (1,7 milliards d’utilisateurs en 2022), majoritairement composés de jeunes. En effet, TikTok (comme de nombreux réseaux sociaux) a accès via l’appareil utilisé, à de nombreuses données faciales, vocales, textuelles, de localisation, etc. Toutes ces données, exploitées tout d’abord à des fins statistiques et commerciales, sont également une source d’inquiétude pour les différents gouvernements redoutant que ces dernières soient utilisées par le gouvernement chinois dans le but de ficher les utilisateurs, et afin notamment de repérer de potentielles cibles (entrepreneurs, politiques, -futurs- agents de renseignement). 

Également, les données des utilisateurs peuvent s’avérer précieuses pour retrouver des dissidents politiques à travers la reconnaissance faciale -peu à peu généralisée- en Chine et ainsi renforcer le contrôle social de sa population. En 2021, une étude menée par le Citizen Lab de l’Université de Toronto conclue que malgré le fait que TikTok ne "présentait pas un comportement malveillant" que l’on pourrait attendre des logiciels espions, les chercheurs manquaient d’informations sur ce qui arrivait aux données de l’application détenues en Chine. L’utilisation des données de TikTok manque donc cruellement de transparence et la publication de divers témoignages n’ont nullement permis d’annihiler les craintes, notamment les révélations entourant l’utilisation des données de TikTok pour traquer les manifestants pro-démocratie hongkongais en 2018, ou encore celle concernant l’utilisation des données de journalistes et d’employés de TikTok pour en identifier les collaborateurs ayant participé à de potentielles fuites de données au sein de l’entreprise. Au-delà de ces événements, TikTok est également critiqué au sujet de son algorithme qui semblerait pouvoir avoir un important impact au sein de la société (notamment ses utilisateurs).

La manipulation politique de l'algorithme

L’algorithme de TikTok est en effet souvent incriminé sur divers aspects. Tout d’abord, il est fondé sur l’apprentissage des goûts de l’utilisateur pour proposer des contenus adaptés et inciter ce dernier à rester un maximum de temps sur l’application. Lorsque l’on étudie plus en détail les différences de TikTok avec Douyin[ii] (l’application miroir de TikTok exclusivement réservée au marché chinois), il est intéressant de remarquer que cette dernière possède de nombreux outils limitant la dépendance et l’addiction chez ses utilisateurs (en particulier les jeunes), fonctions que l’on ne retrouve pas chez son double, TikTok. Également, à de nombreuses reprises, TikTok a été critiqué pour son manque de transparence pour les contenus que la plateforme met en avant ou au contraire tente de mettre en retrait. Cet outil d’influence peut donc un avoir un impact majeur sur la société, et notamment la jeunesse, compte tenu de sa large base d’utilisateurs. Un constat par ailleurs partagé par Paul Charon, un chercheur travaillant pour l’IRSEM et séparant deux stratégies utilisées par la Chine via TikTok, l’une visant à promouvoir des contenus positifs sur le pays et sa culture, sous une forme de "soft-power" relativement efficace, l’autre visant à promouvoir des contenus de nature négative et cherchant ainsi à "diviser les sociétés ciblées" en favorisant l’émergence de mouvement anti-système ou cherchant la déstabilisation du pouvoir. Il est donc intéressant de voir que l’application TikTok est un outil d’influence majeur pour la Chine, aidé notamment par un algorithme puissant s’adaptant à son utilisateur. Cependant, ce ne sont pas les seuls facteurs de critiques à l’égard de l’algorithme, d’autres problèmes liés à la censure étant également soulevés.

Un outil déguisé de censure et potentiellement d'influence

TikTok est donc régulièrement accusé de faciliter la censure de certains événements sur la plateforme en masquant volontairement certaines vidéos tout en favorisant d’autres type de contenus, cela allant dans la continuité de mettre en valeur un aspect de la Chine en faisant disparaitre des événements et notamment les 5 facteurs de déstabilisation craints par le gouvernement chinois : Tiananmen, Taïwan, le Tibet, les manifestations pro-démocratie de Hong-Kong, les Ouïghours. Ces événements ont tous fait l’objet d’accusation de censure sur la plateforme, notamment par la suppression automatique de vidéos et commentaire y faisant référence, ou encore par la mise en valeur d’un contenu favorable à la ligne idéologique du parti communiste chinois face à un contenu jugé plus problématique. Ainsi, lors des manifestations pro-démocratie de Hong-Kong, il était difficile par la recherche au sein de l’application d’y trouver des vidéos amateurs y montrant les manifestations pourtant publiées massivement. A l’inverse, pendant la pandémie de covid-19, de nombreux contenus critiques à l’égard de la Chine sont suspectés d’avoir été supprimés ou mis en retrait de la plateforme tandis que des contenus faisant la promotion de certaines théories du complot étaient laissés sur la plateforme en dépit des signalements de certains utilisateurs et continuaient même d’être mis en valeur par l’algorithme. L’utilisation de la plateforme au sein d’une guerre cognitive revient donc souvent dans les craintes soulevées par les gouvernements au vu de la performance de l’algorithme et des soupçons liés à sa manipulation pour certains événements précis. Ces inquiétudes sont renforcées par le mode de gouvernance de l’entreprise, là encore jugé peu transparent.

La ligne du PCC au niveau de l'algorithme

Le mode de gouvernance de TikTok est donc régulièrement incriminé que ce soit par d’anciens employés de l’entreprise ou par divers journalistes, mettant en valeur l’opacité des relations internes de l’entreprise et des liens présumés avec la maison-mère chinoise. TikTok, bien que possédant plusieurs sièges sociaux mondiaux (aux Etats-Unis, etc.) appartient à l’entreprise Bytedance implantée en Chine. Son concurrent Douyin est également seulement implanté en Chine. Divers articles et anciens employés critiquent la collusion entre TikTok et Bytedance, notamment par le transfert régulier de cadre Bytedance aux instances de direction de TikTok, faisant craindre une infiltration au sein de ces dernières de cadre du parti communiste chinois facilitant les liens de l’entreprise avec le gouvernement chinois. Il est également intéressant de préciser que TikTok est une entreprise fonctionnant sans organigramme interne -du moins non diffusé-, ce qui est annoncé aux employés postulant à l’entreprise, rendant difficile pour ces derniers la compréhension de la structure interne et de l’organisation générale de l’entreprise. Le PDG de Bytedance Zhang Yiming, avait par ailleurs déclaré, comme relaté par le rapport IRSEM de 2021 mettant en garde contre le renseignement chinois en France[iii], que la ligne du PCC devait être "intégré dans les applications de l’entreprise jusqu’au niveau de l’algorithme". Tous ces éléments renforcent la thèse d’une application importante de la doctrine du PCC au sein de l’application TikTok. Il convient cependant de préciser que tous les risques soulevés par la gouvernance et les risques d’espionnage ou de censure sont régulièrement et vivement démenti par l’entreprise TikTok elle-même[iv].

TikTok est donc un réseau social qui bien que gagnant en popularité, ne cesse de faire craindre aux diverses autorités et associations de consommateurs des risques, tant au niveau de la protection de la vie privée, que de la protection des Etats face à de potentiels risques de manipulation des opinions, de censure ou encore d’espionnage. L’outil est donc un allié de choix pour le gouvernement chinois dans sa stratégie de guerre cognitive qu’il n’a pas fini d’exploiter, et qui se révèlera probablement d’autant plus efficace en cas de conflit majeur et à grande échelle. Ces risques pesant sur les diverses sociétés amènent de nombreux gouvernements, que ce soit les pays d’Amérique du Nord ou de l’Union Européenne, à réfléchir à une potentielle interdiction à grande échelle de l’application, ce qui se révèle être un défi majeur et inédit au vu de sa très large base d’utilisateurs au sein même de ces sociétés.

Ne faisons pas pour autant l’impasse pour autant sur un autre aspect du débat fortement occulté dans un certain nombre d’instances gouvernementales des démocraties marchandes. Ces dernières sont piégées par une contradiction majeure : les GAFAM (devenues GAMAM) veulent faire de l’argent en évacuant le problème de la conation car leurs produits génèrent aussi des troubles conatifs (passer des heures sur instagram, X, Meta, snapchat et donc entrer dans un processus d’abêtissement et de dépendance comportementale). Ce qui explique leur forte réticence à l’interdiction de Tik Tok. Et ce lobbying discret, qui joue en faveur de Tik Tok, limite la prise en compte de l’importance du problème, en termes de recherche de domination et d’influence sur des sociétés cibles pour en affaiblir la résilience identitaire, idéologique ou nationale.

 

Ana Smith, 
étudiante de la 2ième promotion Renseignement et Intelligence Économique (RENSIE)

 

Ressources :

 

Notes
 


[i] https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/les-gouvernements-canadien-et-americain-bannissent-tiktok-des-appareils-de-leurs-fonctionnaires_5684147.html

[ii] https://www.bfmtv.com/tech/tiktok/censure-tradition-interruptions-la-version-chinoise-de-tik-tok-est-bien-differente-de-la-notre_AV-202303030022.html

[iii] https://www.irsem.fr/rapport.html