Offensive informationnelle chinoise contre Taïwan

La victoire de Mao Zedong sur Tchang Kaï-chek en 1949 à la fin de la guerre civile chinoise est un événement majeur de notre histoire dont les répercussions sont encore visibles aujourd’hui. En effet, malgré la reconnaissance d’un point de vue international de l’existence d’une seule et unique Chine depuis 1972, les divisions et les tensions sont encore nombreuses entre Taïwan, dite République de Chine, (où s’était réfugié Tchang Kaïchek) et la République Populaire de Chine, dite aussi Chine continentale[i]. De ce fait, la question d’une réunification des deux rives par la manière douce ou la manière forte, a souvent été la source de dégradations des relations entre les deux États et la communauté internationale. Laccession au pouvoir en 2013 du Président Chinois Xi JinPing n’a par ailleurs en rien amélioré la situation. En ce sens, le discours tenu par le Président Xi, le 2 janvier 2019 réaffirmait là sa prise en compte par ce dernier de toutes les possibilités dont il disposait afin de réunifier définitivement la « province sécessionniste de Taïwan » à la Chine continentale, y compris l’usage de la Force. Cette réunification devant s’effectuer avant 2049 pour le centenaire de la proclamation de la République Populaire de Chine, comme réitéré dans le discours du Président Chinois du 16 octobre 2022, date d’anniversaire à laquelle le « rêve chinois » de Xi JinPing, dont la réunification de Taïwan fait partie, devra être accompli.

De ce fait, il nous est aisé de comprendre que la République Populaire de Chine use actuellement de tous les moyens à sa disposition dans le but de se préparer à une réunification, y compris ceux du renseignement, à la fois comme outil d’information auprès du PCC (Parti Communiste Chinois) mais aussi de désinformation après de la population taïwanaise.

Les différentes méthodes de pression psychologique sur la population taïwanaise

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les médias taïwanais ont été inondés de théories du complot et de propagande chinoise en tout genre, suscitant la méfiance à l'égard de l'Amérique. Selon ces théories, l’OTAN aurait acculé la Russie au pied du mur, et sacrifierait l'Ukraine au nom des intérêts américains. Taïwan devrait donc selon ces théories chinoises, se méfier de l'Amérique qui la pousse à devenir la prochaine Ukraine.

Toujours du même ordre, lorsque la Chine a lancé des exercices militaires autour de Taïwan après la visite de Mme Nancy Pelosi, nombreux sont ceux qui ont accusé le gouvernement taïwanais et les politiciens américains de les avoir provoqués, et non la Chine de menacer l'île. Ce discours victimaire est en partie le fruit de la désinformation chinoise destinée à perturber la société taïwanaise. Le PCC souhaite faire passer un message défaitiste selon lequel l'Amérique manipulerait les dirigeants de Taïwan pour provoquer la Chine, et que les dirigeants taïwanais seraient les responsables si la Chine était amenée attaquer l’île.

Depuis des décennies le PCC tente d'influencer la pensée des Taïwanais de plusieurs manières, les deux plus connues étant les suivantes : tout d’abord en influençant les hommes d'affaires et les politiciens pour que ces derniers soutiennent l'unification, puis en semant le défaitisme au sein de la population. La Chine travaille non seulement par l'intermédiaire des médias traditionnels, mais aussi en recrutant des influenceurs taïwanais et en diffusant de faux contenus sur les réseaux sociaux. Ainsi, plusieurs influenceurs taïwanais sont régulièrement invités en Chine continentale dans le but de participer à des opérations de séduction du Parti communiste Chinois.

Lorsque les manifestations de Hong Kong ont éclaté en 2019, les médias sociaux gérés par la Chine ont ainsi diffusé des informations erronées selon lesquelles les manifestants seraient en réalité financés par la CIA. Le gouvernement taïwanais avait alors réagi en procédant à une distribuions d’amendes aux journaux n’effectuant pas du fact checking ainsi qu’a la fermeture d’une chaîne pro-chinoise mais sans réel impact sur la propagation de ces fausses informations. Par ailleurs, il est important de préciser qu’à Taïwan un nombre conséquent de chaînes dinformation du pays sont détenues par des proches ou des entreprises proches du gouvernement de la République Populaire de Chine. De ce fait les informations sont souvent politiquement orientées. Par conséquent, les Taïwanais étant conscient de cela, nombreux sont ceux qui s’informent aujourd'hui principalement par le biais des réseaux sociaux, qui comme nous venons de le voir sont eux aussi hélas gangrenés par la propagande chinoise.

La riposte taïwanaise

Néanmoins le gouvernement taïwanais peut se vanter de comptabiliser à son actif plusieurs victoires quant à la sauvegarde de l’information. Puisque le pays a réussi à renforcer la société civile et la transparence de l’information sur les réseaux sociaux et donc à limiter les discours pro-PCC. Une multitude d'organisations de vérification des faits publient des réfutations des faux récits dans plusieurs médias.

Les agences gouvernementales sont ainsi tenues de produire des rapports sur la désinformation selon le « principe 222 », c’est à dire : que les réponses doivent être publiées dans les deux heures, avec 200 mots et deux images, afin que les clarifications officielles soient rapides, claires et faciles à partager pour tous.[ii] Ce genre de mesures deviennent donc aujourd'hui d’autant plus importantes au vu de l’approche des futures élections présidentielles à Taïwan en 2024, durant lesquelles il est certain que la République Populaire de Chine tentera d’interférer.

La Chine pourrait ainsi tenter de démoraliser la population de vouloir croire en la possibilité d’un Taïwan plus distant avec la Chine, ce qui pourrait ainsi porter préjudice à l’ennemi juré de Pékin, le DPP et lui faire céder sa place à un parti étant plus favorable à cette dernière, le KMT. Ainsi l’information produite par les médias sociaux va avoir une importance fondamentale puisqu’elle va directement influencer le moral de la population taïwanaise et sa volonté de se fier ou non aux partis politiques les moins favorables à un rapprochement avec la Chine, on peut donc parler de guerre cognitive.

L’offensive chinoise dans le domaine du renseignement

Il est aujourd'hui connu qu’à travers le monde la Chine et ses espions sont un véritable danger ayant infiltré de nombreuses couches de la société. Aussi, si plusieurs bureaux secrets de la police chinoise ont été identifiés aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux, se pose alors la question de savoir comment ce genre d’infrastructures s’est implantée de manière clandestine à Taïwan. Le directeur du Bureau à la sécurité nationale Tsai Ming-yan fut interrogé à ce sujet le 26 avril 2023[iii] et confirma ne pas écarter cette possibilité, tout en précisant que si ces cellules clandestines chinoises existaient à Taïwan, celles-ci seraient présentent sous une forme différente et userait d’autres modes opératoires que ceux connus aujourd'hui dans les pays occidentaux. Ces organismes clandestins chinois auraient ainsi pour but de permettre à des espions de rapatrier en Chine de manière illégale des dissidents chinois ou des Chinois impliqués dans des affaires de corruption en République Populaire de Chine.

Cependant l’infiltration des services de renseignements chinois au sein des institutions taïwanaises ne se limite pas seulement à cela, puisqu’en novembre 2022, un colonel de l'armée taïwanaise fut accusé d’espionnage pour le compte du parti communiste chinois.[iv] Dans cette affaire, le colonel Hsiang Te-en, fût inculpé pour avoir travaillé comme espion pour le compte des services de renseignements chinois en échange d’une rémunération sur plus de 14 mois. Ainsi, en janvier 2020, le colonel Hsiang, réalisa une vidéo dans laquelle il déclara : « Moi, Hsiang Te-en, je m'engage ici à soutenir l'unification pacifique des deux côtés du détroit. Je servirai la patrie et l’organisation, au mieux de mes capacités, tout en restant à mon poste actuel, pour assurer la mission sainte et honorable d’inaugurer une réunification pacifique le plus tôt possible ». Cette vidéo venant ainsi apporter la preuve concrète de l’engagement de cet homme à servir une puissance adverse non seulement en lui transmettant des informations sensibles mais aussi en lui prêtant allégeance. Le colonel ajouta par ailleurs le jour de son arrestation, avoir vu d'autres officiers supérieurs prendre des engagements similaires.

Cette révélation confirmant ainsi que l’idée selon laquelle la Chine aurait placé des espions un peu partout dans l’armée taïwanaise à tous les échelons. Pour preuve encore, en janvier 2023, un contre-amiral taïwanais à la retraite ainsi qu’un ancien député furent placés en détention pour des faits similaires.[v]

Dans cette seconde affaire, l'ancien député Lo Chih-ming et le contre-amiral à la retraite Hsia Fu-hsiang ont été inculpés d'espionnage pour avoir prétendument développé un réseau d'espionnage pour la Chine et invité des militaires retraités à rencontrer des responsables du gouvernement chinois. Les deux hommes ont été accusés d'avoir enfreint la loi sur la sécurité nationale sur la base de preuves d'avoir invité et accompagné plusieurs officiers militaires à la retraite (dont 48 classés comme généraux ou généraux de division) lors de 13 voyages en Chine entre 2013 et 2019. Beaucoup ont ainsi été attirés par des incitations financières et ont transmis des documents confidentiels à la Chine, tandis que Mr Chih-ming et Mr Fu-hsiang se sont quant à eux avant tout attaché à la construction de plusieurs réseaux d’espionnage au sein des hautes fonctions de la société taïwanaise.  Cette affaire révélant ainsi une véritable filière d’influence chinoise au sein des sphères politico-militaires taïwanaise.

L’industrie taïwanaise des semiconducteurs est la priorité de l’espionnage chinois

L’infiltration des services de renseignement chinois au sein de la société taïwanaise s’attaque également au monde de l’industrie, et plus particulièrement celui de l’industrie des semi-conducteurs, considérés par Taïwan comme d’importance vitale. En effet, les semi-conducteurs, aujourd’hui nécessaires dans la construction de la quasi-totalité des matériels électroniques, jouent rôle fondamental dans les stratégies taïwanaises à l’international. Le pays détenait ainsi en 2022 une part d'environ 90% du marché mondial. De ce fait, toute action militaire dans le détroit de Taïwan aurait pour conséquence de stopper les approvisionnements mondiaux en semi-conducteurs. Cessation qui aurait alors un impact non négligeable pour la Chine, puisque 70% des besoins en puces électroniques de l’empire du Milieu sont aujourd’hui comblés par la production taïwanaise.

La République Populaire de Chine, ne pouvant tolérer cette dépendance, s’est donc lancée dans une course effrénée au débauchage des experts taïwanais en semi-conducteurs. En ce sens, l’illustration parfaite des débauchages effectués par les services de renseignement s’illustre par le lancement le 8 avril 2022 par les services taïwanais d’une centaine d’enquêtes à l’encontre de plusieurs entreprises chinoises, soupçonnées d'avoir braconné illégalement des ingénieurs en semi-conducteurs taïwanais[vi]. Il ressort parmi ces histoires plusieurs schémas réguliers :

Une société de conception de circuits intégrés basée à Pékin et affilié à l’état chinois, accusée d'avoir géré un centre de R&D dans le centre technologique de Hsinchu sans autorisation. L'entreprise aurait ainsi utilisé une société de Hong Kong pour gérer la paie sur des comptes offshore et les assurances. Ou encore, une entreprise prétendant être une société taïwanaise d'analyse de données, mais qui, en réalité, n’est autre que la branche d'une entreprise de puces basée à Shanghai envoyant des plans de conception de puces en Chine.

Ainsi dans ces cas, l’ingéniosité chinoise réside dans le fait que les entreprises chinoises ne sont en réalité pas dans l’illégalité en tentant de recruter des ingénieurs taïwanais. Certes, une loi taïwanaise interdit les investissements chinois dans certaines parties de la chaîne dapprovisionnement des semi-conducteurs, notamment la conception des puces. Cependant, en recrutant des ingénieurs taïwanais issus de ce secteur, la Chine et ses entreprises peuvent ainsi contourner la loi sans pour autant l’enfreindre. D’autant plus, que les ingénieurs taïwanais sont entièrement libres de se rendre en Chine. Mais l’action du renseignement chinois se heurte au fait que de nombreuses personnes ciblées préférent la qualité de vie taïwanaise, et cela malgré des propositions de salaire deux à trois fois supérieur si elles allaient s’établir en Chine.

La rentabilité de ces actions d’espionnages et de déstabilisations sont donc ici multiple. Elles permettent tout d’abord l’instauration d’un climat de méfiance de la population taïwanaise envers ses dirigeants et les médias, incitent la société au défaitisme et participent au positionnement de personnalités coopérantes avec Pékin et subversives envers Taïwan. Ensuite, ces actions d’infiltration des services de renseignement chinois au sein des filières technologiques taïwanaises, permettent à Beijing d’affaiblir la filiale vitale des semi-conducteurs taïwanais, tout en renforçant la sienne et réduisant sa dépendance.

De ce fait, il nous est d’ores et déjà possible de dire que Taïwan et la République Populaire de Chine sont en réalité d’ores et déjà en guerre ; une guerre d’un autre genre, certes silencieuse mais d’ordre cognitive, économique, technologique, de renseignement et de préparation du terrain, en vue du grand projet de réunification de Xi Jinping.

 

Charlie Barry,
étudiant de la 2ème promotion RensIE

Notes

[i] À des fins de simplification, nous utiliserons lappellation « Chine » afin de désigner la République Populaire de Chine, dite aussi Chine continentale.

[ii] The Economist, Frontline Formosa, March 11, 2023.

[iv] Huang Chia-lin and Jake Chung, « Colonel accused of allying with China », Taipei Times, November 23 2022.

[v] Jason Pan, « Former lawmaker, retired rear admiral face espionage charges », Taipei Times, March 17 2023.

[vi] Yimou Lee et Sarah Wu, « Tip of the iceberg': Taiwan's spy catchers hunt Chinese poachers of chip talent », Reuters, April 11 2022.