Les difficultés de l’influence française en Irak : l’exemple d’Aéroport de Paris (ADP) à Mossoul

« Le Premier ministre irakien, Moustafa al-Kazimi, a donné le 10 août, le coup denvoi pour la reconstruction de laéroport international de Mossoul, toujours désaffecté cinq ans après la défaite des djihadistes du groupe État islamique (EI). Les autorités irakiennes ont confié la réhabilitation de lroport à deux entreprises turques, et les travaux devraient s’étaler sur 24 mois » (I).

Cette dépêche de l’AFP(I) clôture un épisode d’influence mené par l’Etat français au profit de l’entreprise Aéroport de Paris (ADP) face à des concurrents turcs. Echec de la promotion des intérêts nationaux à l’étranger, il demeure un cas intéressant d’une lutte d’influence sur la scène économique et diplomatique internationale. Illustration concrète, s’il en fallait encore, des difficultés françaises sur la scène économique et politique étrangère. Illustration aussi d’une bonne volonté officielle qui peine malheureusement à porter ses fruits(II).

Ainsi, quelle a été la part de la stratégie d’influence politique turque implantée au cœur de l’état irakien dans l’attribution de ce contrat à des entreprises turques ?

Comment expliquer l’échec d’un projet franco-irakien pourtant ancré « de longue date » par un accord de principe bilatéral (III)? Pourquoi faut-il cependant souligner l’effort politique français dans ce cas de figure ?

Le marché de la reconstruction de l’aéroport de Mossoul

Largement détruite par l’Etat islamique en Irak et au Levant (DAECH) et sa conquête territoriale pour l’établissement d’un Califat au printemps 2014 (les 10 et 11 juin de la même année lors de la prise de la ville), Mossoul demeure un haut-lieu de l’engagement international dans la lutte contre le terrorisme (IV). La reconstruction de l’aéroport est ainsi un symbole fort de cet engagement.

L’entreprise ADP (Aéroport de Paris) et sa filiale technique ADPI (Aéroport de Paris Ingénierie) se positionnent sur cette opportunité dès les prospections et le lancement des études préliminaires du chantier de reconstruction et de l’appel d’offre de l’Etat irakien. Un consortium est monté avec d’autres entreprises françaises partenaires, dont notamment VINCI-Matières et THALES. L’intention, conforme à la feuille de route stratégique française pour l’Irak, est de se positionner fermement au niveau national et créer, de facto, une continuité diplomatique, des ponts sur les plans militaire et économique (V) (VII).

Historiquement, ADP est engagé au Moyen-Orient et avait notamment participé à des études pour la construction d’un nouvel aéroport dans la région de Bagdad en 2009 (soutenu sans succès à l’époque par le président N.Sarkozy) (VIII). Alors même que les travaux d’études ont été financés pour l’aéroport de Mossoul par un don de l’Etat français à hauteur de 700 000 euros (« Ce don manifeste lengagement de la France à poursuivre son soutien aux autorités irakiennes dans la reconstruction des zones libérées et sa volonté de contribuer à la reprise rapide de lactivité dans le Gouvernorat de Ninive »(VI)), on ne peut que constater aujourd’hui l’échec du projet.

La volonté d’influence française en Irak

Lancée à l’initiative de la France et d’Emmanuel Macron, la « Conférence Internationale de Bagdad pour la Coopération et le Partenariat » de Septembre 2021 (IV) (appelé ensuite l’« initiative Macron») fut une opération d’influence réussie sur la scène moyen-orientale. Cette impulsion fondée sur des relations franco-irakiennes neuves illustre la volonté de pénétration française au Moyen-Orient et constitue un appel à la redéfinition de liens bilatéraux solides dans les domaines diplomatique, économique, militaire et culturel. L’attribution de grands contrats à des fleurons industriels français constitue la concrétisation de cette politique conjointe de « développement ».

Cette stratégie de rapprochement est le fruit d’un constat dressé à la chute de l’Etat Islamique. Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères voit en effet l’Irak comme un « pivot stratégique » et une puissance régionale d’équilibre au Moyen-Orient. La France doit ainsi développer dans tous les domaines des partenariats d’envergure avec cet Etat. L’annonce du retrait des troupes américaines d’Irak fin 2021 vient renforcer ce constat et sonne l’ «offensive» pour la diplomatie française qui souhaite vivement s’engouffrer dans le « vide relatif » laissé par les Etats-Unis.

Implantées dès les premiers combats contre DAECH, les forces de l’opération CHAMMAL et la forte participation militaire française au sein de l’Opération Inherent Resolve (coalition internationale contre le terrorisme en Irak et Syrie avec les Etats-Unis pour nation cadre (IX)) constituent le volet militaire. La réputation des forces françaises dans le pays (en particulier des forces spéciales ayant accompagné leurs homologues irakiens lors de la Bataille de Mossoul 2016-2017) n’est plus à faire. Lintention est dexploiter ce rayonnement dans le domaine militaire et la bonne implantation dans le volet de la coopération stratégique. Disposant d’une base d’influence efficace, le Quay d’Orsay peut ainsi soutenir des projets économiques majeurs et au premier rang desquels des ventes d’envergure dans le domaine militaire.

Le président Emmanuel Macron arrive ainsi à Bagdad avec une volonté ferme d’agir en play-maker sur le dossier ADP. Le terrain est préparé par l’Ambassade de France et son nouvel ambassadeur Eric Chevallier, successeur de Bruno Aubert l’été de la même année. La concurrence turque est alors bien identifiée depuis le succès du consortium français face à ces mêmes acteurs dans la victoire pour les travaux préliminaires.

D’un point de vue géopolitique, rappelons que deux différends diplomatiques opposent à cette période Ankara et Paris: la gestion de la crise libyenne (l’intervention turque sur le sol libyen contre l’avis des Nations-Unies et l’embargo international) (X) et les velléités turques concernant les gisements gaziers offshore autour de Chypre (conduite d’exercices navals conjoints France-Italie-Chypre en réponse aux incursions militaires turques dans les eaux territoriales chypriotes en Méditerranée Orientale) (XI).

Les intérêts turcs en Irak : du pragmatisme économique régional avec Bagdad au dynamisme local avec Erbil

Il faut connaître les points forts et les objectifs de l’adversaire. Il convient ainsi de rappeler la forte influence frontalière turque dans le Nord du pays et en particulier la région de Mossoul. Depuis plus d’une dizaine d’années, nous assistons à un vrai réchauffement des relations bilatérales entre les deux pays autour d’une dynamique transfrontalière. Au début des années 2010, l’Irak est devenu le 5ème partenaire commercial de la Turquie (XII). La Turquie demeure très dépendante des sous-sols irakiens (pétrole et gaz) et se réjouit d’entretenir sa position géographique tampon dans le transit des matières premières fossiles entre l’Irak et l’Europe. Les enjeux sont nombreux et concernent particulièrement les domaines de l’Energie, du BTP et surtout de la sécurité (XIII).

La nouvelle politique turque de la « frontière » est à l’œuvre et Ankara s’appuie sur de solides partenariats avec le Kurdistan irakien (Région autonome du Kurdistan) pour lequel elle constitue un des plus grands investisseurs et partenaires commerciaux, notamment dans le secteur aéroportuaire et le développement de l’aéroport d’Erbil (position de leadership de la compagnie nationale Turkish Airlines dans les lignes aériennes régionales).

Ainsi, au-delà de la défense de ses intérêts économiques à l’étranger, la Turquie organise habilement ce qu’on pourrait voir comme une saine concurrence entre le gouvernement de Bagdad et le Gouvernement régional du Kurdistan d’Erbil (GRK).

En miroir de cette politique pragmatique turque, et à l’image de son ancien Premier Ministre, l’Irak ambitionne de se positionner en centre de gravité régional, et de renouer avec ses ambitions de puissance diplomatique et économique en diversifiant ses relations en dehors du cadre traditionnel de l’opposition américano-iranienne (XIV), contesté depuis 2021.

Concernant le dossier de l’aéroport de Mossoul, il semblerait « officiellement » que les constructeurs turcs aient simplement bénéficié de la neutralité irakienne face à l’activisme prononcé de l’Etat français. Rappelons que l’actuelle province de Ninive, correspondant à la région de Mossoul, demeure dans la « mythologie » et l’imaginaire turc comme une terre ottomane (XV).

Lactivisme français face aux angles morts irakiens

Sur cet exemple, ADP doit ainsi tirer son épingle du jeu face à des rivaux turcs bien implantés dans la région. En quelque sorte, les entreprises françaises jouent à l’extérieur, dans un championnat moyen-oriental difficile à cerner.

Au cours du processus électoral de 2022, les observateurs s’accordent à dire que l’attribution du contrat est effectivement largement conditionnée à la réélection du Premier Ministre Khademi. Ce dernier ne bénéficie pas du soutien du Hashd-al-Chaabi (les Forces de Mobilisation Populaire) et leurs milices chiites dont le poids politique est majeur dans le pays. C'est pourtant bien Mustafa Al Khademi, personnellement engagé dans le dossier avec le précédent ambassadeur de France en Irak Bruno Aubert, qui pose le 10 août 2022 la première pierre du projet de reconstruction. Finalement non reconduit à l’issue d’une période post-électorale interminable (élections législatives d’octobre 2021), ce dernier aurait ainsi pu subir des pressions internes pour l’attribution de ce contrat aux turcs plutôt qu’aux français, contre son intérêt. Pour aller plus loin, soulignons les relations entretenues officiellement entre le Parti Sadriste, ses milices populaires et le pouvoir turc- Moqtada Al Sadr, principal opposant à Mustafa Al Khademi, et leader du parti Sadriste étant un proche d’Ankara (XII)-.

A défaut de mettre en lumière une réelle opération informationnelle turque sur le champ économique, cet exemple pointe une implantation de long-terme de l’Etat turc, une certaine méconnaissance française de la scène locale et de ses écueils et interroge donc sur le potentiel réel de la capacité d’influence tricolore.

Et l’incapacité à défendre nos fleurons à l’étranger

De grands contrats franco-irakiens voient pourtant le jour chaque année et ouvrent la voie à des partenariats futurs. C’est le cas pour TotalEnergies et son contrat record de 27 milliards de dollars signé en 2022 ou encore pour CMA-CGM partenaire majeur du terminal portuaire stratégique d’Um-Qasr, à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate dans le Golfe persique. Enfin, Thales, malgré une série d’obstacles liés aux structures irakiennes locales, a réussi à mener à bien (après plusieurs années d’attente et de tractations) la vente de 4 radars GM403 et 12 radars GM200 aux autorités irakiennes afin de renforcer la couverture de l’espace aérien du pays (XVI). Ironie du sort : un espace régulièrement violé par la chasse turque au Nord du pays (les frappes aériennes visant les positions du PKK dans le Sinjar notamment) …

Ainsi, les investisseurs français en Irak déplorent unanimement des freins institutionnels, des obstacles politiques, bureaucratiques et sécuritaires, les projets dépassant rarement le stade de la lettre d’intention (XVII). La création d’un Consulat français dans la ville de Mossoul devrait, souhaitons-le, apporter en 2023 des bases nouvelles et renforcées pour la coopération bilatérale franco-irakienne.

Porté par lAmbassade de France en Irak à Bagdad, soutenu activement par la Présidence de la République lors d’un voyage officiel, ce dossier n’a pas abouti. Visiblement couplé au manque de pénétration des autorités françaises dans les sphères décisionnelles irakiennes, le pragmatisme d’Ankara a permis de rafler la mise et dattribuer le marché à deux entreprises turques. A travers cet échec, la réalité nous offre un nouvel exemple des faiblesses françaises à l’étranger. Alors que l’on ne peut que souligner l’activisme dont ont fait preuve les agences de l’Etat, est-ce un aveu d’impuissance français à l’export dans une région aux enjeux stratégiques majeurs? La curiosité de chacun devrait naturellement y voir un peu plus que la simple perte d’un nouveau grand contrat.

Enfin, cet exemple de perte de grand contrat nous invite à réfléchir aux stratégies globales d’influence des Etats, et à cet égard, la réussite des implantations de long-terme soutenues de manière structurelle par leur gouvernement.

Enseignements

  • Connaître les points forts de son adversaire.
  • Connaître les réalités socio-culturelles des environnement étrangers.
  • Coordonner les efforts public/privé.
  • Combattre les cloisonnements administratifs en travaillant à la pénétration de la cible.
  • Entretenir au niveau politique une stratégie d’influence sur le long-terme.

 

Un auditeur de la promotion 41 de MSIE de l’EGE

Sources

(I): https://www.air-journal.fr/2022-08-14-irak-coup-denvoi-pour-la-rehabilitation-de-laeroport-de-mossoul-5241999.html

(I): https://www.arabnews.fr/node/276381/monde-arabe

(I):https://www.france24.com/en/live-news/20220810-iraq-launches-mosul-airport-reconstruction

(II): https://www.intelligenceonline.fr/grands-contrats/2022/09/08/symbole-du-rapprochement-franco-irakien-adp-dans-les-limbes-a-mossoul,109810392-art

(III): https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2021/01/26/etude-de-faisabilite-de-la-rehabilitation-de-l-aeroport-de-mossoul-signature-du-protocole-le-25-janvier

(IV): https://www.herodote.net/5_juin_2014-evenement-20140605.php

(V): https://www.intelligenceonline.fr/grands-contrats/2022/02/01/tout-comme-kazimi-les-contrats-irakiens-du-cac-desormais-sur-la-sellette,109730202-evg

(VI): https://www.intelligenceonline.fr/grands-contrats/2022/05/30/paris-mobilise-ses-reseaux-pour-sauver-ses-contrats-irakiens,109787808-art

(VII): https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2021/05/28/deplacement-a-mossoul-et-bagdad-du-consortium-en-charge-de-la-rehabilitation-de-l-aeroport-de-mossoul-du-23-au-27-mai

(VIII): https://www.econostrum.info/Aeroports-de-Paris-remporte-un-contrat-pour-un-nouvel-aeroport-en-Irak_a1768.html

(IX): https://dod.defense.gov/OIR/

(X): https://ovipot.hypotheses.org/15635

(XI): https://www.middleeasteye.net/fr/opinion/derriere-lintervention-turque-en-libye-la-convoitise-du-gaz-en-mediterranee-orientale

(XII):  https://books.openedition.org/editionscnrs/12379?lang=fr

(XIII):  https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/la-politique-d-ankara-face-l-emergence-d-un-espace-transfrontalier-sur-les-zones-kurdes-d-ir.html

(XIV): https://www.institutmontaigne.org/analyses/les-opportunites-dune-nouvelle-approche-francaise-en-irak

(XV): https://orientxxi.info/magazine/un-appetit-turc-pas-si-soudain-pour-l-irak,1547

(XVI): https://www.opex360.com/2022/07/25/lirak-va-pouvoir-assurer-la-surveillance-de-son-espace-aerien-grace-aux-radars-gm403-et-gm200-du-francais-thales/

(XVII): https://www.challenges.fr/monde/totalenergies-alstom-adp-les-geants-tricolores-a-la-peine-pour-faire-decoller-leurs-affaires-en-irak_819286