L’affaire Ommic, l’illustration du contournement de l’embargo américain de la Chine par l’espionnage industriel

Les semi-conducteurs, également connus sous les noms de circuits intégrés (CI) ou micropuces, jouent un rôle fondamental dans la conception et le fonctionnement des appareils électroniques. En effet, ils sont omniprésents au sein de nombreux produits électroniques. De surcroît, leur présence est indispensable dans des secteurs stratégiques comme celui de la défense et de la sécurité nationale. Les semi-conducteurs sont présents dans les systèmes d'armement ou la technologie aérospatiale.

Le marché mondial des semi-conducteurs est dépendant de la production de Taïwan. Son rôle prépondérant dans le secteur des semi-conducteurs et la forte dépendance des États-Unis à l'égard de l'île pour l'approvisionnement en puces se résument par TSMC, qui signifie Taiwan Semiconductor Manufacturing Company. Cette société taïwanaise est un géant de l'industrie, pesant à elle seule 53 % de la production mondiale de fonderies de semi-conducteurs en 2020 selon un rapport de la Maison Blanche. Cependant, la menace de la Chine pesant sur Taïwan a fait réagir les Etats-Unis sur leur politique économique. La puissance américaine commence à reconstruire sa production nationale de semi-conducteurs. De plus, le gouvernement de Donald Trump, ainsi que celui de Joe Biden ont énoncé leur intention de restreindre la capacité de la Chine à accéder, développer ou produire des composants de pointe. À cette fin, ils mettent en place une stratégie reposant sur trois points, des embargos, une reconstruction de la production nationale et la formation d'alliances internationales. Le point important de cet article concerne les restrictions commerciales et notamment l’embargo mis en place par le gouvernement de Donald Trump en 2019.

En plus de restreindre l'utilisation des principales applications de Google par Huawei, la décision prise en 2019 a également limité la capacité de l'entreprise chinoise à produire ses processeurs de la série HiSilicon Kirin, en l’interdisant de faire affaire avec TSMC. Les États-Unis ont également convaincu le gouvernement japonais, sud-coréen et néerlandais de durcir leurs mesures de restriction contre la Chine dans le domaine des semi-conducteurs. Ces dernières affectent les entreprises américaines et étrangères qui fabriquent leurs produits sur le territoire chinois, comme en témoigne l'intention de sociétés sud-coréennes de solliciter une licence d'exportation. En septembre 2022, le gouvernement américain a interdit à Nvidia (fournisseur américain de matériels et de logiciels d’intelligence artificielle) et AMD (fabricant américain de semi-conducteurs) d'exporter des puces pour l'intelligence artificielle vers la Chine avec comme objectif d'empêcher la production de certains équipements, notamment dans le domaine militaire.

Ommic, une entreprise stratégique mais exploitée par la Chine

L’entreprise OMMIC, créée en 2000, est une PME industrielle française spécialisée dans les semi-conducteurs. Elle se démarque grâce au développement de composants en nitrure de gallium (GaN) et en arséniure de gallium (GaAs). Ces derniers sont reconnus pour leur performance ainsi que pour leur capacité à résister à des températures élevées. Ces caractéristiques les positionnent comme des composants de premier choix pour les systèmes de télécommunication haut débit, les technologies radars, les communications par satellite, les réseaux mobiles 5G et le guidage de missile.

OMMIC est stratégique pour la France, car l’industrie de la défense et l’industrie spatiale utilisent le savoir-faire de l’entreprise. L’intérêt stratégique d’OMMIC est davantage mis en avant depuis son rachat en février 2023 par l’entreprise américaine Macom Technology Solutions. La France a perdu une entreprise stratégique dans la télécommunication et ainsi que les secrets militaires qu’elle détenait.

En 2018, 94 % des parts d’OMMIC sont rachetées par Ruodan Zhang. Cet individu de nationalité chinoise est passé par le fonds d’investissement français Financière Victoire. Zhang devient président d’OMMIC en 2018 et le directeur général est Marc Rocchi, l’ancien président de la PME.

Ruodan Zhang est soupçonné d’avoir utilisé sa position de président pour permettre l’exportation de semi-conducteurs vers la Chine et à prix bradé. En effet, ces opérations ressortent dans les comptes annuels de l’entreprise, le chiffre d’affaires baisse de 12,65 % (soit 2,1 millions d’euros) entre 2020 (16,5 millions d’euros) et 2021 (14,4 millions d’euros). Les comptes annuels de l’entreprise recensent une perte de 3,9 millions d’euros.

En 2021, les activités d’OMMIC en Russie représentent 25,5 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. La PME française a donc un commerce qui servait des intérêts étrangers alors qu’elle jouait un rôle stratégique dans le secteur militaire français.

De plus, les comptes annuels relèvent aussi qu’une cargaison à destination de clients russe et chinois a été bloquée par les douanes françaises en janvier 2021. Par la suite, une enquête a été ouverte par le parquet national antiterroriste. Ce dernier saisira la DGSI et l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière en 2022. Le 24 mars 2023, Marc Rocchi, le directeur général, ainsi que Luo Qi, une cadre chinoise de la société, ont été mis en examen pour livraison à une puissance étrangère de procédés, documents ou fichiers de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Les autorités françaises n’ont pas arrêté Ruodan Zhang, car ce dernier est en Chine. Elles affirment que cet individu était en lien avec l’industrie de la défense chinoise.

Ce cas expose l’implication de la France dans la « guerre des puces » entre la Chine et les Etats-Unis. Pour contourner l’embargo américain, la Chine s’attaque aux entreprises stratégiques européennes pour continuer à développer ses technologies de télécommunication et militaire.

L’espionnage d’industries étrangères pour combler le retard technologique chinois

Le cas de l’entreprise Ommic permet à la Chine d’accéder à la technologie de semi-conducteurs occidentale, ce qui lui donne la possibilité de copier cette dernière. C’est une opération rentable la Chine. Le renseignement chinois a œuvré de 2018 à 2021 sans se faire détecter et il a exporté des circuits imprimés vers la Chine entre 2021 et 2023. Cette opération a un double résultat, la Chine rattrape son retard en copiant les semi-conducteurs occidentaux dont elle était privée depuis 2019. De plus, le renseignement chinois a récolté des composants présents dans l’armement français, notamment une partie servant au guidage des missiles ou au radar (outils omniprésents dans un conflit majeur). Cette opération d’espionnage industriel semble montrer une grande rentabilité pour la Chine. En effet, le pays contourne l’embargo américain en passant par l’Europe. Mais le cas OMMIC n’est pas le seul succès du renseignement chinois.

En septembre 2023, Huawei, l’une des principales entreprises de télécommunication et d’informatique chinoise, a présenté un nouveau smartphone équipé d’un processeur 5 G de 7 nm. Les Etats-Unis ne justifient pas ce progrès chinois qui n’était pas censé apparaître avant plusieurs années. Cependant, après avoir étudié la composition du téléphone, Bloomberg News, une agence de presse américaine, annonce qu’un composant d’une société sud-coréenne est présent dans l’appareil. Le fabricant sud-coréen de semi-conducteurs SK hynix a lancé une enquête pour comprendre la présence de son composant dans le téléphone chinois. En effet, elle n’a pas le droit, depuis l’embargo américain de 2019, de conclure des ventes avec des entreprises chinoises. Huawei a contourné l’embargo américain, sans se faire détecter, dans l’objectif de rattraper son retard dans l’innovation de processeurs. Mais ce retard reste très marqué, les semi-conducteurs chinois ont une puissance encore inférieure à ceux utilisés en Occident. En effet, les entreprises américaines, comme Apple, vont utiliser des puces taïwanaises de 3 nm en 2024.

L’espionnage sur le territoire national, la mise en place d’une production chinoise de semi-conducteurs

La Chine use de l’espionnage industriel pour acquérir des technologies occidentales, mais, cela ne répond pas aux difficultés de la production. En effet, équiper les différents appareils chinois avec une technologie, se rapprochant de celle utilisée en Occident, coûte cher et nécessite une grande chaîne de production. Or, la Chine ne s’est pas autant spécialisée comme l’a fait Taïwan avec les semi-conducteurs. Elle ne dispose donc pas d’une production similaire. Cependant, il faut constater qu’elle accueille sur son territoire de nombreuses usines étrangères, dont une partie produisant des semi-conducteurs. Par conséquent, ces chaînes de production utilisent la main d’œuvre chinoise. Or, cet usage est une faille exploitable par les renseignements chinois. Entre 2018 et 2019, un cadre de la société sud-coréenne Samsung a volé des plans de l’entreprise dans le but de répliquer une usine de semi-conducteurs à Xi'an, une ville du nord de la Chine.

L’embargo américain retarde le développement de l’industrie chinoise, mais il n’est pas sans failles. En effet, la Chine utilise l’espionnage industriel autant à l’international que sur son propre territoire. Là où l’espionnage ciblant les industries étrangères permet de rattraper un retard technologique, celui effectué en Chine permet de mettre en place une chaîne de production capable de rivaliser avec celles de l’Occident. L’objectif est d’assurer une auto-suffisance chinoise pour la production de semi-conducteurs.

Un embargo bientôt obsolète face à une Chine autonome

Le cas Ommic est un échec pour la France qui n’a pas réussi à protéger son industrie de pointe. L’Europe a été entraînée dans cette « guerre des puces » entre la Chine et les Etats-Unis. Cependant, même si le renseignement chinois agit sur le sol européen, la puissance américaine ne va pas réagir assez rapidement. L’Europe est livrée à elle-même et doit protéger ses secrets technologiques ciblés par le renseignement chinois. De son côté, le gouvernement américain place sa stratégie autour des sanctions économiques et va contrôler la production des entreprises ayant des usines sur le sol chinois. En effet, il a autorisé, en octobre 2023, Samsung et Sk hynix à envoyer des composants à leurs usines sur le sol chinois. Par conséquent, les Etats-Unis jouent sur un unique levier qui est l’application des sanctions et restrictions économiques en réaction au progrès chinois. Cette absence de marge de manœuvre va rapidement se faire ressentir lorsque l’on observe le progrès chinois dans l’innovation des semi-conducteurs.

Enfin, cet embargo a précipité une politique isolationniste chinoise sur les semi-conducteurs. À la suite de ces restrictions, la Chine a énormément investi dans son industrie de semi-conducteurs. De plus, en réponse aux différentes sanctions, le gouvernement chinois a, en août 2023, restreint l’accès au gallium et au germanium, ces deux métaux rares sont essentiels pour la fabrication de semi-conducteurs. La Chine possède une grande partie des métaux rares sur Terre et raffine 90 % de la production mondiale. Elle peut contrôler l’usage de ces métaux et connaître la manière dont ces derniers sont utilisés. La Chine commence à appliquer le même levier que le gouvernement américain, mais la différence est que le gouvernement chinois possède la majeure partie des ressources nécessaires aux semi-conducteurs. La stratégie américaine risque de rapidement s’essouffler face à une autonomie de la Chine.

                                                                                                                     Raphael Deville,
étudiant de la 2ème promotion RensIE

 

Sources

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