La nature du rapport de force dans le droit de l'espace: une bataille d'accès à la donnée

Le 2 octobre 2023, la Federal Communications Commission sanctionnait d’une amende de 150 000 dollars l’entreprise américaine Dish Network pour débris spatiaux.[1] Bien que dérisoire, l’amende n’est pas anodine et peut être perçue comme un des premiers jalons visibles d’une stratégie d’état en matière de droit de l’industrie spatiale. Ce bureau fédéral, indépendant du gouvernement à sa création en 1934, ne l’est plus.

Sa présidente actuelle, Jessica Rosenworcel, a été nommée commissaire à la FCC par le président Obama puis maintenue sous le mandat Trump et enfin nommée présidente du bureau par le président Biden. Cette continuité illustre une stratégie long-terme et « trans-partisane » dans le domaine des communications. N’étant pas indépendant, ce bureau fédéral semble être un outil de l’ombre de la stratégie de puissance américaine dans des domaines clefs que sont les communications et surtout l’espace. Un nouveau bureau de l’espace a même été créé.[2] Tout comme le National Space Council sous l’autorité directe de la vice-présidente américaine Kamala Harris.

Plus général, le droit international de l’espace a vu le jour au début de la Guerre froide et vise à contrôler les activités des Etats dans l’espace extra-atmosphérique. Le but de ce contrôle était et est toujours de faire de l’espace une zone franche où ne pouvaient s’exporter les conflits. Le texte le plus important est le Traité sur les principes régissant les activités des Etats en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes.

Néanmoins, l’ensemble de ces traités est flou et rempli de principes théoriques afin d’être accepté par l’ensemble des acteurs publics. Le droit de l’espace, appliqué dans cette étude au domaine satellitaire et non à l’exploration et l’exploitation de corps célestes, est équivalent au droit de la mer dans la mesure où les Etats sont dépositaires de la responsabilité de l’ensemble des actions et conséquences produites par des acteurs inscrits sur leur sol, qu’ils soient privés ou publics. Le droit international conclu en effet qu’un Etat « qui inscrit sur son registre un objet lancé dans l'espace le conserve sous sa juridiction et son contrôle ». C’est une sorte de responsabilité de pavillon.

La nature du rapport de force

Dans ce contexte, le rapport de force est double : un rapport de force normatif légal au niveau du droit de l’espace international et un rapport de force cognitif dans un objectif de puissance.

L’absence de droit international précis laisse le champ libre à certains acteurs comme les Etats-Unis qui peuvent établir une norme à leur profit. Ce rapport normatif va de pair avec le rapport de force cognitif, d’accès à la donnée, par le biais de la domination technologique. Il peut s’illustrer par la croissance du domaine de l’espionnage satellitaire.

L’intérêt de ces confrontations à venir est la domination de l’espace mais aussi l’application terrestre dans des domaines comme le contrôle des communications, la puissance militaire ou plus généralement la domination économique par le biais du levier cognitif.

Les acteurs – Etats-Unis, France

Les acteurs majeurs du domaine spatial se divisent en deux catégories : les entreprises privées et les Etats, dont les plus importants sont les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie et la France.[3] Dans ce cas précis, l’analyse la stratégie américaine est soulignée ainsi que ses répercussions sur la France. L’analyse des autres acteurs dans ce domaine nécessiterai un élargissement du champ d’étude.

Au-delà des Etats, le New Space, ensemble des acteurs privés des communications ayant un lien avec le domaine satellitaire, a un poids important dans le domaine spatial. Nous verros par la suite que cette classification présente en réalité une frontière bien plus fine que leur appellation le laisse entendre.

Le combat normatif est à l’échelle du droit international, ou à portée internationale. L’Etat prenant à son compte ce cadre légal pourrait ainsi conserver une main mise et une avance sur le contrôle spatial. La possibilité de sanctionner, plus encore à l’international au profit de ses propres intérêts.

En France, l’enjeu premier est de conserver certains savoir-faire des petites entreprises et la nécessité de soutenir l’apparition de nouvelles pour combler un retard technologique et parvenir à maintenir un statut de puissance spatiale en perte de vitesse.

En France, il existe des enjeux stratégiques majeurs, en termes de défense notamment. Par exemple, les communications sécurisées en provenance et à destination de la Polynésie française passent par voie satellitaire afin d’éviter le nœud de câbles sous-marins passant par Hawaï. Le succès du lancement du nouveau modèle de satellite Syracuse permet de mettre en avant l’importance de ces satellites géostationnaires au niveau sécuritaire.[4]

La puissance américaine dans le domaine spatial tend à éclipser les capacités d’autres Etats. Les Etats-Unis ont interdit les tirs de missiles antisatellites, une mesure présentée pour le bien de l’humanité mais aussi probablement pour un ralentissement technologique d’autres acteurs.[5]

Les Etats-Unis sont en avance dans ce domaine d’où la nécessité de se concentrer sur leur stratégie. La France est étudiée aussi par un biais cognitif personnel assez évident.

La stratégie des acteurs

La stratégie employée par les Etats-Unis répond à plusieurs exigences :

Au lendemain de la Guerre froide, les Etats-Unis ont pu maintenir et accroître leur domination sur les autres nations dans l’espace. L’enjeu est réapparu avec la réactivation du NSpC en 2017.[6]

Les objectifs sont annoncés officiellement[7] mais la stratégie est plus discrète. La domination américaine a fait face à l’apparition de nouveaux acteurs comme l’Inde ou la Chine qui les a poussés à développer une nouvelle stratégie, qui se déploie actuellement.

Aux Etats-Unis, l’apparition d’acteurs privés dans le domaine spatial a été encouragée, poussant à une véritable intrication. D’après la FCC, les acteurs privés auraient investi 10 milliards en 2021. Pourtant, cela relève d’une véritable stratégie d’Etat, comme l’illustrent les aides dont bénéficient le New Space. En 2021, Space X a reçu 885 millions de dollars d’aide de la part de la FCC.[8]

De nombreux projets et un financement en commun permettent de maintenir une supériorité technologique et d’optimiser les frais. Et répondre à un enjeu du droit international qui permettrait à l’état de revendiquer indirectement un droit d’exploitation prioritaire de l’espace, en réponse à l’article VI du traité de l’espace de 1967 qui énonce la liberté d’exploitation de l’espace des « entités non gouvernementales ».

La stratégie américaine démontre une volonté de suprématie dans l’espace comme vecteur de la puissance américaine dans le monde.[9] Le projet commun Space Trafic Management[10] s’inscrit dans l’ambition normative des Etats-Unis.  La coopération privé/public pousse une conformité dès la conception des projets par les entreprises américaines aux objectifs normatifs de l’Etat américain, leur procurant un avantage initial sur la concurrence internationale.

Un autre objectif pourrait la création d’une dépendance des autres acteurs à la supériorité technologique américaine. Les bases de données SSA, les plus complètes au monde, sont aujourd’hui partagées avec les entités alliées ne pouvant avoir un suivi des débris aussi complet que le système d’observation américain. Même l’Agence européenne de l’Espace, dont la fonction est de lutter contre la prolifération des débris spatiaux, dépend de cette base de données.[11] L’accès à ces bases peut être un moyen de pression pour imposer un système de normes au profit des Américains.

Par l’instauration de normes, les Etats-Unis pourraient, en se protégeant par l’exemplarité et par l’existence d’entités coercitives légales, sanctionner des entreprises non américaines si les Etats n’étaient pas en mesure de les sanctionner eux-mêmes, à l’image du « traditionnel » FCPA, le tout en s’appuyant sur la « responsabilité dommages ».

De son côté, l’Europe n’a pas de stratégie commune. La France voit apparaître des trous capacitaires alors que l’Allemagne remet en cause depuis 2017 le traité de 2002 de Schwerin avec le programme Georg, La répartition du système des capacités satellitaires à objectif de collaboration stratégique, l’IMINT étant l’apanage de la France et l’Allemagne mettant l’accent sur ses satellites SAR-lupe. Ce système est donc remis en cause par l’Allemagne qui cherche à acquérir une capacité d’IMINT propre, illustrant une volonté d’autonomie stratégique au détriment des partenariats bilatéraux et de ce qu’annonce ESA.

La position de la France

La France a cherché à mettre à jour sa stratégie spatiale en 2021[12]. Il s’agit d’une vision stratégique défensive reposant sur la modélisation du système Yoda, issu de technologie française (Héméria), un système satellitaire de défense de satellite par d’autres satellites de taille plus modeste visant à une protection « en chien de garde » de l’espionnage inter-satellitaire.

Au niveau technologique, la France cherche à rattraper son retard. Le ministre de l’Economie, Bruno Lemaire, a annoncé une enveloppe de 1,5 milliards d’euros pour 2030 pour combler certains retards et pour attirer de nouveaux acteurs dans le secteur.[13] En comparaison, la Nasa dispose d’une enveloppe annuelle de 25 milliards de dollars. Cependant, la vision du New Space français est principalement portée par les acteurs privés eux-mêmes et ne dépend pas d’une réelle stratégie d’Etat.[14]

La France manque d’ambition et de lucidité dans sa stratégie appliquée au domaine spatial. L’exemple de l’entreprise Nexeya est marquant.[15] Fleuron dans le domaine, sa vente à l’Allemagne en 2019, a mis en avant une absence de réelle volonté de croissance dans le secteur. Cette vision extrêmement limitée est aussi uniquement défensive car l’entreprise Héméria est sortie de la vente car considérée comme un acteur à portée stratégique. Il s’agissait de se protéger un minimum tout en se délestant de capacités de poids. La protection d’Héméria est un point positif mais faible[16]. Stratégie défensive et limitée. L’entreprise peut notamment contrebalancer, à son niveau, la stratégie américaine car elle est en mesure de créer un moyen de réduire la dépendance française aux bases de données américaines SSA.

A qui profite la situation actuelle ?

Cette situation semble à l’avantage des Etats-Unis. Pourtant, la France peut maintenir son statut de puissance spatiale. Technologiquement, il lui faut un contrôle et une vision plus profonde du maintien capacitaire d’accès à l’espace. Le combat normatif est amorcé et si la France maintient uniquement une vision défensive, elle se doit de se préparer un parapluie juridique, à minima et ne pas laisser son pouvoir aux mains d’autres acteurs comme le surprenant tribunal de l’espace à Dubaï.[17] D’autre part, sa flotte satellitaire et terrestre dans l’observation spatiale doit être renforcée pour ne plus dépendre des Etats-Unis. Néanmoins, les moyens mis en œuvre sont limités.

L’avantage américain est marqué. Néanmoins, les Américains ne sont pas encore parvenus à traduire légalement leurs intentions normatives. Cela laisse une marge d’action importante pour que les autres acteurs étatiques les en empêchent. Aujourd’hui, la Chine ou l’Inde sont plus susceptibles, parce qu’ils en montrent la volonté, de s’opposer aux ambitions américaines dans cet espace ou tout reste à construire.

Gabriel Lavergne,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)

Sources

Etats-Unis

Federal Communications Commission – « Order sanction against DISH » - 2 octobre 2023 – officiel

- David Shepardson – « US telecom regulator launching new space bureau », 3 novembre 2022 – Reuters

- whitehouse.gov – « National Space Council » -

- whitehouse.gov – « United states space priorities framework » - décembre 2021

- nasa.gov – « Information Technology and Software – Space Traffic Management Architecture » - Nasa Technology Transfer Program

France

- Vie publique, site officiel gouvernement « l’espace en huit questions » - 3 septembre 2022

- Direction générale de l’armement, site officiel de la défense – « Lancement réussi du satellite de télécommunications militaires Syracuse 4B » - 6 juillet 2023

- Bruno Lemaire – « Présentation de la stratégie spatiale » - 5 décembre 2021 – communiqué de presse

- Gouvernement.fr – « France 2030 – Le Gouvernement annonce 1,5 milliard d’euros pour la stratégie nationale dédiée au spatial » - 20 décembre 2021

- Les assises du Newspace – « Rapport final – Ambition Newspace 2027 » - Septembre 2022 -

Europe - ONU

- ESA – « About space debris » - Space safety

- ONU – «Première Commission : les délégations cherchent les meilleurs moyens de préserver l’espace extra-atmosphérique de toute course aux armements » - 26 octobre 2022

Médias :

- Robert Lafont – « Que serait Elon Musk sans les aides de l’Etat américain ? » - 25 avril 2023 – Entreprendre

- Michel Cabriol – « L’allemand Hensoldt finalise l’acquisition de la pépite Nexeya » - 07 octobre 2019 – La Tribune

- Aeromorning2023 – « Héméria, société française à la conquête de l’Espace » - 15 mai 2023 – Aeromorning, actualités aéronautiques et spatiales

- Brice Louvet – « Dubaï crée un « tribunal spatial » pour régler les litiges commerciaux » - 3 février 2021 – Sciencepost

I.Ratmirov et C. Rollet « La conquête spatiale : l’espace au cœur des enjeux contemporains. Retour vers le futur »

A.Chesne « l’Espace, nouveau terrain de jeu du renseignement français » - Les jeunes IHEDN – mai 2023

Notes

[1] https://docs.fcc.gov/public/attachments/DA-23-888A1.pdf

[6] https://www.whitehouse.gov/spacecouncil/

[8] https://www.entreprendre.fr/que-serait-elon-musk-sans-les-aides-de-letat-americain/

[10] https://technology.nasa.gov/patent/TOP2-294

[16] https://aeromorning.com/hemeria-societe-francaise-a-la-conquete-de-lespace/