Traduction des brevets européens

Menaces persistantes sur l'information technologique francophone. Par Bertrand Warusfel, Conseil en propriété industrielle, maître de conférences à l' Université Paris V.

La Convention de Munich sur le brevet européen oblige les demandes de brevet européen à être rédigées dans l'une des langues officielles (allemand, anglais, français) mais elle prévoit parallèlement dans son article 65 que tout Etat membre peut exiger la traduction du brevet dans sa langue nationale. La France (comme la plupart des autres pays européens, dont notamment la Grande-Bretagne, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne) exerce ce droit par l'article L.614-7 du code de la propriété intellectuelle.

Or, cette pratique de la traduction des brevets européens dans la langue des différents pays est depuis plusieurs années contestée au sein de l'Office européen des brevets (OEB) et dans certaines instances internationales, au motif que le coût de ces traductions alourdirait le prix de revient du brevet européen par rapport, notamment, aux brevets américains ou japonais.

Cette mauvaise querelle - qui n'est pas exempte de nombreuses arrières-pensées géo-économiques - est un réel défi pour la défense des intérêts technologiques de la France et de tous les pays francophones. Et après une première manoeuvre éventée en 1997, le sujet revient sur le devant de la scène avec la convocation à Paris à la fin du mois de juin prochain d'une conférence intergouvernementale consacrée à la réforme du système du brevet européen.

Des manoeuvres convergentes pour obtenir l'abandon des traductions de brevet en Europe

Il faut comprendre, en effet, que tous ces projets de réforme plus ou moins indirects du système de traduction des brevets européens visent, en réalité, à vider progressivement de leur sens et de leur valeur juridique et technique les extraits de brevet qui continueraient à être traduits et à pousser les professionnels et les entreprises à ne se référer qu'au texte original de la demande de brevet (le plus fréquemment en anglais, du fait de l'importance des déposants nord-américains et de l'usage de cette même langue pour les dépôts internationaux par les industriels asiatiques). Ainsi, progressivement, les principaux pays européens seraient conduits à se détourner du système actuel de la traduction obligatoire (qui n'aurait plus beaucoup de sens, une fois celle-ci limitée à des abstracts ou à des extraits plus ou moins réduits). Dès lors, pèserait sur les pays qui resteraient favorables à l'obligation de traduction le risque de se trouver progressivement isolés avant qu'ils ne soient pratiquement et politiquement obligés de renoncer d'eux-mêmes à exercer leur droit.

La plus grande vigilance s'impose donc pour que cette conférence de Paris et les travaux en commission qui la suivront ne débouchent pas sur des compromis de facade, qui révéleraient ensuite leur caractère pernicieux. Car la situation qui pourrait en résulter serait, à la fois, lourde de difficultés juridiques et de conséquences néfastes pour la position de la France et de la francophonie sur le marché international de la technologie.

De graves difficultés

juridiques potentielles

La manoeuvre juridique est donc subtile : pour ne pas avoir à abroger en droit l'obligation de traduction, cherchons simplement à vider en fait cette traduction obligatoire de son contenu ! Ainsi les apparences formelles seraient sauves et permettraient de contourner la vigilance des gardiens du droit constitutionnel et de la défense de la langue française.

Mais la renonciation aux traductions complètes des brevets pourrait poser des problèmes dans toutes les législations nationales. En effet, contrairement à ce qu'affirment certains tenants de cette réforme, l'ensemble des éléments d'un brevet est créateur de droit, et non seulement les revendications et certaines parties de la description. Il est, en effet, constant que les revendications ne valent que pour autant qu'elles s'appuient sur une description suffisante et que, d'autre part, le monopole conféré par un brevet a pour contrepartie l'obligation de fournir à tout homme du métier les informations nécessaires à la mise en oeuvre de l'invention. Ne traduire qu'une partie des éléments rédigés par le déposant à l'appui de sa demande de brevet (et qu'il a donc estimés nécessaires pour faire comprendre et reconnaître son invention) risque donc, si l'on va trop loin dans ce sens, de ne pas satisfaire juridiquement aux exigences fondamentales du droit des brevets.

L'affaiblissement de l'information scientifique et technique francophone

Au-delà de ces objections juridiques majeures, le système proposé et les conséquences qui en découleraient nécessairement rendraient plus difficile l'accès à l'état de la technologie mondiale pour les entreprises et les ingénieurs francophones et consacreraient définitivement le recul du français comme langue scientifique et technique.

Il faut savoir, en effet, que la grande majorité des brevets produisant des effets en France sont des brevets européens (environ 80 %) et que la quasi-totalité de ceux-ci sont rédigés dans une autre langue de l'OEB (anglais, allemand). La renonciation - directe ou indirecte - à l'obligation de traduction créerait une situation dans laquelle l'essentiel des brevets produisant des effets en France (et, du même coup, dans la plupart des pays francophones, qui recourent à la traduction déposée en France) ne seraient plus consultables dans leur intégralité qu'en langue étrangère.

L'acceptation de cette situation - particulièrement dommageable pour les petites entreprises, obligées de respecter des droits dont elles n'auraient pas toujours le moyen de connaître le contenu - irait directement à l'encontre, non seulement des efforts fournis depuis vingt ans pour mieux diffuser l'informations scientifique et technique, mais plus encore de toute la politique actuelle en faveur de l'intelligence économique, qui vise à accroître - par tous les moyens disponibles - l'accès de l'ensemble des acteurs économiques (et surtout les Pme) aux sources d'information concurrentielle et stratégique.

Plus encore, si l'on considère que l'essentiel de la technologie mondiale utilise le brevet européen comme vecteur de protection et que plus de 90% des brevets européens désignent la France, on comprend que l'obligation de traduire en français ces brevets permet la mise à jour permanente d'un corpus en langue française de la technologie mondiale, ce qui contribue à la fois à l'information des entreprises et des inventeurs de tous les pays francophones et, d'autre part, au maintien du français comme langue scientifique et technique. Contribuer à l'affaiblissement progressif de ce dispositif conduirait finalement à une régression technologique, économique, mais aussi culturelle.

Une régression stratégique sur le marché mondial des technologies

Plutôt que d'accepter sans réagir ce nouvel avatar d'une mondialisation mal maîtrisée qui ne favorise pas les intérêts à long terme des Européens, il est possible de mettre en oeuvre d'autres solutions pour promouvoir le brevet européen et pour limiter ses coûts de délivrance. Les professionnels du droit et de la pratique de la propriété industrielle peuvent y contribuer et sont déterminés à suivre avec la plus grande vigilance ce qui va se dire et à se faire à l'occasion de la conférence de Paris. Au-delà de préoccupations financières de court terme, c'est en effet la compétitivité et l'autonomie de la science et de la technologie européennes, mais aussi spécifiquement le rayonnement de la culture technique francophone, qui sont en jeu.