L’expertise de l’EGE dans le numéro spécial de Diplomatie consacré à la guerre économique mondiale

« Les matières premières russes : une arme à double tranchant? » entretien avec Nicolas Mazzucchi, professeur associé à l’EGE, dans Les Grands Dossiers de Diplomatie n°24 décembre 2014 - janvier 2015.

Les hydrocarbures russes constituent une manne financière et un vecteur géoéconomique d'influence majeur pour la Russie. En quoi peuvent-ils être considérés comme une arme de guerre économique ?
Nicolas Mazzucchi : La Russie est l'un des plus importants producteurs d'hydrocarbures au monde, puisqu'elle est le deuxième producteur mondial de pétrole et le deuxième de gaz naturel. Elle est donc en mesure de peser sur les cours mondiaux - quoique l'importance de celui du gaz doit être relativisée étant donne que le marche du gaz est artificiellement cale sur celui du pétrole , ou le pays s'établit comme un véritable régulateur de flux. Au-delà de sa position dominante sur le marche, la Russie s'est imposée depuis le milieu des années soixante dix, et encore plus depuis la chute de l'URSS, comme le fournisseur préférentiel d'hydrocarbures de l'Europe. A titre d'exemple, 85% du pétrole exporté par la Russie vient alimenter l'Union européenne, dont la dependance au pétrole russe est de près de 34%. En ce sens, la Russie dispose d'une double influence sur les pays de l'Union européenne, et la structure particulière de son secteur des hydrocarbures, dont des compagnies stratégiques sont sous la direction de l'Etat - en particulier Gazprom et Transneft -, en fait une arme potentielle de guerre économique.

La Russie compte également d'importantes réserves minières (fer, nickel, diamant, palladium, cobalt, aluminium, cuivre, or, platine, métaux rares, etc.) qui en font l'un des principaux producteurs et exportateurs mondiaux. Dans quelle mesure ces ressources, jugées comme stratégiques par le Kremlin, constituent-elles une autre arme efficace de guerre économique ? Est-elle différente de la manne énergétique?
La domination de Moscou sur le secteur minier n'est pas intrinsèquement différente de celle qui s'opère sur les hydrocarbures ou même l'uranium Ce sont des secteurs stratégiques, ou l'Etat est extrêmement present par la possession directe de compagnies comme VSMPO AVISMA, par une réglementation particulièrement rigide et une importance marquée des banques publiques comme la VEE ou la Sberbank.
Néanmoins, le secteur des matières premieres minières apparaît encore plus critique pour l'économie mondiale que celui des hydrocarbures.
Or, la Russie figure, pour de très nombreux métaux stratégiques, comme le titane de qualité aéronautique, le palladium, le rhodium, le nickel, le cuivre, etc, parmi les cinq premiers producteurs mondiaux. Cette position sur des items dont la demande est en forte augmentation dans une perspective a moyen et long termes a cause de la transformation des pays émergents vers des economies industrielles de plus en plus avancées -, offre a la Russie un pouvoir de contrôle sur les coûts de production En outre, et contrairement a ce qui se passe dans le secteur des hydrocarbures, les compagnies minières russes comme Norilsk Nickel se sont largement déployées sur les marches étrangers, au point d'être présentes dans la quasi totalité des grands pays miniers (Australie, Afrique du Sud, Canada, etc.). Cette extension transnationale des compagnies russes, combinée a la fermeture du secteur minier national, ou les étrangers peuvent très difficilement investir, fait du secteur des métaux stratégiques une arme de guerre économique autrement plus redoutable que celle des hydrocarbures, même si Moscou évite, pour le moment, de faire pression sur ces cours

Alors que l'économie russe dépendrait à 70% de l'exportation de ses matières premières, ces dernières ne sont-elles pas également son talon d'Achille ?
Dans un sens, oui, puisque, comme toutes les economies conditionnées par des matières premieres épuisables, la Russie est potentiellement sous la menace du mal hollandais*.
Si elle se reposait sur cette manne sans investir par ailleurs, la Russie risquerait un retournement de conjoncture économique semblable a celui vécu a la fin des années quatre vingt dix. Toutefois, il faut pondérer cette affirmation. La Russie est en effet bien moins en danger que d'autres economies, du simple fait qu'elle a une position de grand producteur mondial sur la quasi totalité des matières premières. Qu'il s agisse du pétrole, du gaz, de l'uranium, des métaux stratégiques ou même, depuis quelques années, du blé, la Russie se positionne comme un champion multiressources. La diversité de ses matières premieres la rend moins sujette a des retournements de conjoncture brutaux dus, par exemple, a des avancées technologiques permettant des substitutions de matières premieres dans l'industrie (les percées sur les matériaux composites par exemple).
ll faut aussi noter que la stratégie de Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir a ete de s'appuyer sur l'influence gagnée au travers des exportations de matières premieres pour réindustrialiser le pays ll est le premier conscient des dangers de la monodépendance sectorielle et cherche a utiliser ses ressources comme un levier. La constitution des grands consortiums d'Etat comme OAK dans l'aéronautique et Rusnano dans les nanotechnologies, ou la transformation de Rosatom en corporation d'Etat répondent à une volonté de développer un savoir faire industriel russe exportable a l'étranger. Le Kremlin veut ainsi une véritable diversification de l'économie nationale et comptait beaucoup pour cela sur les partenariats technologiques avec les Européens, qui constituent la vraie dépendance russe dans une perspective a long terme.

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